Dan Sperber (1999) Naturaliser l’esprit. In R-P. Droit & D. Sperber, Des Idées qui viennent (Odile Jacob), 11-24.

Roger-Pol Droit et moi avons publié en 1999 une discussion philosophique et politique entre nous en six parties, chacune introduite par un cour essai de l’un ou de l’autre. Voici le premier de mes trois essais.

Naturaliser l’esprit

Dan Sperber

Depuis la Renaissance, et de façon toujours accélérée, la compréhension que nous pouvons avoir du monde naturel s’est radicalement transformée. Elle s’est aussi radicalement améliorée. Il faut avoir un goût immodéré du paradoxe pour nier cette évidence  : les sciences et les techniques progressent, même si ce progrès n’est pas linéaire, et pas toujours heureux. Nos vies quotidiennes, nos projets, nos espérances et nos craintes sont très largement tributaires du progrès scientifique et technique.

La compréhension que nous avons de nous-mêmes, individuellement et collectivement, s’est modifiée elle aussi, mais de façon bien moins radicale et bien moins convaincante. Plus exactement, dans le domaine des sciences que l’ont dit humaines ou sociales  – j’emploierai librement l’un ou l’autre terme -, les transformations assez convaincantes pour s’imposer à tous ne sont pas très radicales, et les transformations vraiment radicales sont les moins capables d’entraîner la conviction générale.

Deux exemples  : celui des méthodes statistiques, celui de la psychanalyse. Rien de plus convaincant, rien de plus définitif que l’utilisation de méthodes statistiques dans les sciences sociales, entamée au XVIIIe siècle. La démographie, l’économie, la sociologie telles que nous les connaissons ne sont même plus imaginables sans ces méthodes ou sans la théorie des probabilités qui les sous-tend. En même temps, ce qui est ainsi compté et modélisé, c’est un ensemble d’entités et de propriétés déjà familières : des individus, des groupes, des institutions, des actions, des marchandises, de l’argent, des appartenances ethniques, religieuses, politiques, l’âge, le sexe. A la différence du monde vivant qui, vu de plus près grâce au microscope, se révèle peuplé d’entités inconnues et étranges  – cellules, bactéries, ou virus -, le monde social vu à travers l’instrument statistique n’est pas radicalement surprenant.

Radical, en revanche, est l’apport de la psychanalyse. L’individu humain, conçu jusque là comme sujet de conscience, est décrit sous une perspective nouvelle, comme site d’un espace complexe où interagissent des entités et des forces insoupçonnées  : Ça, Surmoi, refoulement, Œdipe, etc. Le moi, désormais fragile occupant d’une partie seulement de l’espace mental, fait figure d’imposteur démasqué. L’impact de la psychanalyse sur la réflexion, la culture et les mœurs aura été immense. En revanche, contrairement à l’ambition de Freud, la psychanalyse ne s’est pas imposée comme théorie scientifique. Les recherches que la psychanalyse a inspirées sont bien modestes comparées à l’œuvre de son fondateur. Pour une bonne part, ces recherches portent sur la psychanalyse elle-même. Elles relèvent de l’exégèse, de la défense et de l’illustration, de la réinterprétation, ou bien sont comme des notes en bas de page ajoutée aux écrits de Freud. C’est là un symptôme révélateur – parmi bien d’autres – d’un fonctionnement de secte qui, dans la durée, compromet à coup sûr toute dynamique scientifique féconde.

Ce hiatus entre le développement des sciences naturelles et celui des sciences humaines est envisagé de deux façons. Pour les uns, il s’agit d’un retard relatif. Il est destiné à être bientôt, sinon comblé, en tout cas réduit, comme l’a été, en son temps, le retard de la biologie par rapport à la chimie et à la physique. Pour d’autres, majoritaires dans les sciences humaines elles-mêmes, il ne s’agit pas d’un retard, mais d’une différence essentielle entre deux ordres de connaissances. Les praticiens des sciences humaines n’ont pas, et ne peuvent pas avoir, la même distance vis-à-vis de leur objet que les physiciens ou les biologistes. Ce manque de distance limite l’objectivité. Il soumet les chercheurs à des demandes émanant de ceux-là mêmes qu’ils étudient. Les chercheurs ne sauraient tout à fait se soustraire à de telles demandes, à supposer qu’ils le veuillent. Plutôt que d’un manque de distance, on pourrait parler, de manière plus positive, d’intimité avec l’objet. Car ceux qui travaillent dans le domaine des  sciences humaines disposent de modes de compréhension qui, s’ils ne répondent pas aux critères des sciences exactes ne sont pas inférieurs pour autant !

En simplifiant, on pourrait dire que ce débat souvent tendu oppose naturalistes et humanistes.  Je reconnais volontiers de bons arguments aux uns et aux autres, ce qui me met d’ailleurs du côté des naturalistes, généralement plus disposés au compromis. Pour des raisons institutionnelles autant qu’intellectuelles, les sciences humaines regroupent un ensemble disparate de programmes de recherche aux ambitions très diverses. Certains de ces programmes répondent à des demandes pratiques. Comment prévoir le résultat des élections  ? Mieux enseigner les mathématiques  ? Aider les enfants dyslexiques  ? Se remettre d’un traumatisme psychique  ? Mieux faire fonctionner le capitalisme  ? Combattre le capitalisme  ? Faire reculer l’alcoolisme  ? Améliorer la vie dans les cités  ? Liste non exhautive… D’autres programmes – en histoire ou en ethnographie par exemple – ne répondent pas à une demande d’aide – en tout cas, pas directement – mais à une exigence d’interprétation, à un désir de mieux se comprendre soi-même et de mieux comprendre les autres, individus ou groupes, qu’ils soient proches ou lointains dans le temps comme dans l’espace. Plus rares sont les programmes de recherche fondamentale qui répondent avant tout à une problématique interne aux sciences humaines, aux questions que les disciplines se posent d’elles-mêmes sans y être incitées par une demande culturelle ou idéologique, ou encore par des bailleurs de fonds. La question de savoir si une science humaine naturaliste est possible ne se pose aujourd’hui qu’au niveau de cette recherche fondamentale.

Tous les programmes de recherche en sciences humaines ont leur légitimité. Ou presque tous. Et pour la plupart d’entre eux, les sciences naturelles ne constituent aucunement un modèle pertinent. Les historiens, par exemple, savent tirer parti, à l’occasion, des instruments des sciences naturelles (avec la datation des vestiges archéologiques par exemple), mais ils ne sont guère tentés de se soumettre à des critères naturalistes, et ils ont mille fois raison ! Pour une grande part, donc, les sciences humaines ne sont pas « en retard ». Elles se fraient tant bien que mal leurs propres voies.

Une révolution dans le savoir

Reste qu’une ambition naturaliste habite les sciences humaines depuis leur origine philosophique au XVIIIe siècle. Cette ambition n’a jamais été vraiment assouvie ; elle a souvent été critiquée comme illusoire. Elle est pourtant facile à défendre. En effet, si chaque science offre une perspective particulière sur un aspect du monde, le monde est un et le travail qui permet d’articuler les sciences entre elles – sans les réduire les une aux autres –  permet évidemment de mieux comprendre le monde. La réalité humaine, en particulier, n’est pas détachée du mouvement de la matière. Au contraire, elle en fait intégralement partie. S’il était vrai que notre intelligence de l’humain devait demeurer pour toujours disjointe de notre intelligence de la matière, il y aurait là une limite sévère posée d’avance à notre compréhension du monde. Certes, notre compréhension du monde est à jamais limitée, c’est plus que probable. Il est douteux en revanche que nous comprenions d’avance les limites de notre compréhension, et que nous puissions savoir déjà ce que nous ne saurons jamais. Une science humaine naturaliste est-elle possible  ? Si oui, nous le saurons quand elle aura été suffisamment développée. Sinon, son impossibilité est probablement impossible à démontrer.

Si je parie volontiers sur une science humaine naturaliste, ce n’est pas seulement parce qu’une telle science me paraît désirable et en principe concevable, c’est qu’il me semble que nous la voyons aujourd’hui émerger sous nos yeux. Tout mon travail vise d’ailleurs à contribuer à cette émergence. A la question  : que s’est-il passé de plus important dans les sciences humaines au cours des cinquante dernières années, je répondrai sans hésiter  : le développement des sciences cognitives. L’importance de ce développement tient au caractère naturaliste des programmes constitutifs de ce champ de recherche. C’est ce que je souhaite expliquer à présent.

Au premier regard, les sciences cognitives constituent un ensemble de recherches quelque peu hétéroclite. Leur objet d’étude commun, c’est la connaissance, envisagée non pas comme état ou comme contenu, mais comme activité. Les sciences cognitives étudient l’ensemble des processus de formation et d’exploitation des connaissances. De tels processus se rencontrent dans le monde vivant mais aussi dans les machines « intelligentes ». Plusieurs disciplines s’intéressent, à des titres divers, à la cognition ainsi entendue  : la neurologie, la psychologie, la linguistique, l’anthropologie, la philosophie, l’intelligence artificielle. Ces disciplines, pour la plupart, relèvent des sciences humaines. Sont-elles pour autant engagées dans une entreprise commune ? Ce n’est pas si clair.

Certains pensent que la dénomination « sciences cognitives » n’est qu’une étiquette commode sous laquelle rassembler une nébuleuse de recherches indépendantes, susceptibles de générer quelques bénéfices, intellectuels peut-être, institutionnels sûrement. Pour d’autres, l’enjeu scientifique des sciences cognitives est fondamental. Ce sont eux, évidemment, les vrais acteurs de ce développement. Beaucoup d’entre eux voient dans les sciences cognitives plus qu’un mouvement libérateur, un mouvement révolutionnaire. L’impulsion est venue, dans les années cinquante, aux  États-Unis, d’une révolte contre le « béhaviorisme » qui dominait alors la psychologie expérimentale américaine. Cette révolte fut conduite notamment par le linguiste Noam Chomsky, les psychologues Jerome Bruner et George Miller, le neurologue Donald Hebb, et l’inclassable Herbert Simon, qui s’est vu décerner depuis le prix Nobel d’économie.

Pour les béhavioristes, la tâche de la psychologie était d’expliquer les comportements observables comme l’effet de stimuli eux aussi observables. Les processus mentaux tels que ceux mis en œuvre par la pensée, qui ne peuvent pas être observés, n’avaient pas de place dans cette psychologie qui se voulait scientifique. (Je ne résiste pas, en passant, à la tentation de comparer le béhaviorisme et la psychanalyse, deux projets de psychologie scientifique, le premier misant tout sur la scientificité de la méthode, le second sur l’imagination théorique. Idéalement, il faudrait bien sûr conjoindre les deux, et c’est faute d’y être parvenu que ces deux mouvements ont l’un et l’autre échoué dans leur ambition scientifique).

Le premier effet du mouvement cognitif fut donc de libérer la psychologie du carcan béhavioriste et de lui rendre son objet central  : la pensée humaine. Pour les uns, c’était sans doute là l’essentiel. Nombreux sont ceux dont la recherche n’est cognitive qu’au sens – légitime, mais trivial – où elle porte sur un aspect ou un autre de la pensée.  Pour les cognitivistes plus radicaux dont je suis, ce qui caractérise cet ensemble de nouvelles recherches n’est pas seulement ce qu’il étudie, mais comment il l’étudie. Pour nous, l’idée de « mécanisme mental » n’est pas une métaphore dont on risquerait d’abuser. Elle doit être entendue littéralement  : il existe un fonctionnement mécanique de l’esprit. Et c’est en cela, justement, que les sciences cognitives sont susceptibles d’apporter un changement radical dans notre compréhension de l’humain.

Matière et machine

Si l’on peut prendre aujourd’hui l’idée de « mécanisme mental » au pied de la lettre, c’est grâce au développement des mathématiques et d’autre part de la neurologie. En 1936, le mathématicien britannique Alan Turing avait conçu le schéma d’une machine capable de traiter de l’information. Il avait montré que cette « machine de Turing » pouvait effectuer les mêmes opérations que n’importe quel autre dispositif matériel capable lui aussi de traiter de l’information. Par exemple, les mêmes opérations de traitement de l’information qu’un cerveau humain. Pour le dire de manière brutale  : avec la découverte de Turing, on commençait à comprendre comment de la matière peut penser.

La neurologie et plus généralement ce qu’on appelle aujourd’hui les « neurosciences » ont connu, au cours des dernières décennies, des progrès spectaculaires portant aussi bien sur la chimie des transmissions neuronales que sur la localisation fine des fonctions cognitives. On peut suivre aujourd’hui, de neurone en neurone, le trajet que parcourt une information des terminaisons sensorielles jusqu’aux aires cérébrales où se constitue une représentation du stimulus perçu.  On commence ainsi à comprendre comment la matière perçoit.

Les ordinateurs d’aujourd’hui – issus des travaux de Turing et du mathématicien américain John von Neumann – font certaines opérations mieux que le cerveau humain. Ils accomplissent d’autres opérations beaucoup plus mal, et pour certaines n’y parviennent pas du tout. Mais il n’existe aucune tâche intellectuelle qu’un cerveau puisse accomplir et qui demeurerait en principe hors de la portée d’un ordinateur. Du moins telle est la conviction qui anime les cognitivistes. L’ordinateur programmé fournit donc un modèle du cerveau intelligent. Encore fruste aujourd’hui, ce modèle est indéfiniment améliorable.

Dans ces conditions, la psychologie cognitive est amenée à se donner un objectif plus ambitieux que la psychologie classique  : découvrir vraiment comment ça marche. Le psychologue doit désormais satisfaire à une nouvelle exigence  : pour décrire un processus mental complexe, il doit le décomposer en processus élémentaires dont on sait déjà comment il peuvent être programmés et donc matériellement réalisés. Bref il s’agit littéralement de décrire un mécanisme. Cependant, des mécanismes très différents les uns des autres peuvent effectuer les mêmes opérations (tout comme une montre à ressort ou une montre à quartz peuvent, au moyen de mécanismes tout à fait différents, remplir la même fonction d’indiquer l’heure). Quel est alors le bon modèle  ? La neurologie, qui étudie directement les propriétés matérielles du cerveau, est en position d’évaluer la mesure dans laquelle différents mécanismes artificiels constituent des modèles plausibles de mécanismes mentaux naturels. Les sciences cognitives visent ainsi à une intégration de démarches fort différentes, mais qui sont susceptibles d’apporter chacune une contribution décisive à un objectif commun  : l’élucidation des mécanismes de la pensée.

La modélisation formelle, testable sur ordinateur, de processus cognitifs donne une « preuve de possibilité ». Elle démontre que ces processus sont matériellement réalisables de façon intelligible. Si l’on veut aller plus loin et expliquer non seulement comment peuvent, en principe, fonctionner des mécanismes mentaux, mais aussi comment ils fonctionnent effectivement en nous, si on veut expliquer comment ils se développent  de la naissance à l’âge adulte, on se tourne donc vers la neurologie. Si l’on veut tenter de comprendre en outre comment ces mécanismes ont pu émerger au cours de l’évolution, il faut faire appel à la biologie des populations. Certes, la pensée n’est pas exclusivement biologique (comme le prouve l’existence de machines intelligentes), mais elle n’est pas pour autant biologique par accident. Au contraire, tout comme la locomotion ou la reproduction sexuelle, l’émergence de la pensée dans le monde n’a guère d’autre explication naturaliste plausible qu’un processus de sélection darwinienne.

Un point de vue darwinien n’a pas seulement pour effet de situer l’intelligence humaine dans l’histoire naturelle. Il amène aussi à en repenser le caractère. Spontanément, nous avons tendance à concevoir notre intelligence comme une capacité générale qui œuvre dans tous les domaines  : connaissances théoriques ou pratiques, portant sur les objets ou sur les personnes, résolution de problèmes, spéculations intellectuelles, etc. Sans doute est-ce un lieu commun de dire que les uns ont une intelligence plus analytique, les autres une intelligence plus intuitive. Cependant l’intelligence, par opposition aux divers mécanismes sensoriels – vision, ouïe, etc.-, est conçue comme « une », comme le mécanisme général de la pensée, comme omni-compétente (ou, lorsqu’elle est faible, comme omni-incompétente). Or, d’un point de vue évolutionniste, l’émergence d’un mécanisme à tout faire est peu plausible.

L’inconscient cognitif

Une espèce vivante s’adapte biologiquement à son environnement par de petites modifications qui la rendent mieux à même de faire face aux problèmes ou de tirer parti des opportunités auxquelles elle est confrontée. Ces adaptations sont le résultat de mutations aléatoires ayant eu des effets globalement favorables à la survie et à la reproduction, et qui donc ont été naturellement sélectionnées. Ces adaptations sont très spécialisées  : le long cou de la girafe, le sonar des chauve-souris, les épines de cactus. Il y a bien sûr des différences dans le degré de spécialisation des organes. Par exemple, le système digestif d’animaux omnivores comme les rats ou les hommes est, pris globalement, moins spécialisé que celui des herbivores ou des insectivores. Mais lorsqu’un organe a des capacités plus variées, comme le système digestif d’un omnivore, il y a fort à parier que cette « omnicompétence » s’explique non par un mécanisme unique bon à tout faire – dans ce cas, bon à tout digérer – mais, plutôt, par l’articulation d’un grand nombre de micromécanismes spécialisés, sous-organes, glandes, cellules, enzymes, constituant chacun une adaptation distincte issue d’une évolution propre.

De même, d’un point de vue évolutionniste, il y a fort à parier que le cerveau humain, cet omnivore de la pensée, est composé d’un nombre important de sous-mécanismes, ou de « modules » spécialisés chacun dans une tâche cognitive particulière  : apprendre la langue maternelle, calculer la trajectoire des objets en mouvement, décider quelle plante est comestible, inférer les intentions d’autrui à partir de ses comportements, etc. Chacun de ces modules résulte d’une adaptation répondant à un problème ou à une opportunité figurant dans l’environnement ancestral où elle a émergé. Ainsi, plutôt que d’une intelligence générale, nous serions dotés d’une batterie de programmes cognitifs particuliers. L’ensemble, agissant de façon coordonnée, est pluricompétent plutôt qu’omnicompétent, diversifié plutôt que général, finement ajusté à de multiples aspects de l’environnement plutôt que totalement flexible.

Le sentiment subjectif de l’unité de la personne et de l’accès direct et lucide de chacun au mouvement de ses propres pensées avait été remis radicalement en cause par la psychanalyse  : le mental était en grand partie inconscient, la conscience se trompait souvent. Dans la vision cognitive du mental, la place de la conscience est encore moins assurée. Le fonctionnement mental échappe pour l’essentiel à l’introspection (pour autant que l’idée même d’introspection ait un sens). Ce fonctionnement est l’effet de l’articulation de mécanismes complexes, spécialisés. Ces mécanismes ne se devinent pas ; ils doivent être découverts. L’image de nous-mêmes qui s’esquisse ainsi peu à peu est inattendue, souvent surprenante. L’inconscient freudien était avant tout mu par des affects. L’inconscient cognitif, tel qu’il a été élucidé jusqu’ici, fait surtout des calculs. Cela dit, c’est une évidence qu’une place essentielle doit être faite aux émotions dans le tableau général. Rien dans la perspective cognitive ne s’oppose à cette extension. Le point de vue biologique lui-même l’impose  : la cognition est au service de l’action elle-même mue par des émotions.

Un programme naturaliste est donc en cours de réalisation dans les sciences cognitives. La conception que nous pouvons nous faire de la psychologie humaine est en train d’être radicalement modifiée, d’une manière qui respecte l’exigence méthodologique qui obsédait les béhavioristes, tout en ne faisant pas moins de place à l’imagination théorique que la psychanalyse. Sans doute la recherche est-elle en cours, les conclusions provisoires. Chacun a le droit de rester sceptique. Jusqu’où ira la remise en cause de cette compréhension de nous-mêmes  ? Avec quelle force s’imposera-t-elle  ? Aujourd’hui les sciences cognitives représentent un enjeu plutôt qu’un acquis, mais quel enjeu ! Je n’en vois pas de plus important dans les sciences humaines actuelles. En outre, si l’on est amené à repenser radicalement la psychologie humaine, alors il faudra bien mesurer l’impact de ce changement sur notre compréhension des phénomènes culturels et sociaux – et sur la morale et la politique.

Si j’ai raison, ne serait-ce que partiellement, si les sciences cognitives constituent bien un enjeu majeur, si elles remettent en cause nos idées sur la pensée humaine, alors on ne peut que rester pantois devant le mélange d’indifférence et de dédain avec lequel elles ont été accueillies, ou plutôt ignorées, par la grande majorité des chercheurs en sciences sociales et par les philosophes qu’ont appelle « continentaux », donc, en particulier, par les philosophes français les plus connus et leurs émules dans le monde. Au contraire, les philosophes « analytiques », largement majoritaires aux États-Unis et en Grande-Bretagne, mais de plus en plus nombreux sur le « continent », se sont passionnés pour les sciences cognitives, parfois de façon critique, le plus souvent de façon constructive, et jouent un rôle essentiel dans le développement de ces sciences.

Dans un esprit œcuménique, on pourrait vouloir dire que les philosophes analytiques et les continentaux ont leurs bonnes raisons, que leurs objectifs, et donc leurs champs d’étude et leurs méthodes, sont différents. C’est en partie vrai, mais en partie seulement. Les uns et les autres veulent nous rendre plus lucides sur nous-mêmes. Ou bien les sciences cognitives n’ont pas, et de loin, les moyens de leur ambition et ne nous aideront guère à mieux nous comprendre. Elles sont alors une affaire de spécialistes, et les philosophes analytiques leur ont accordé une attention très excessive. Ou bien l’image que nous avions de la psychologie est désormais sérieusement remise en cause, et ceux qui parlent des humains et de leur pensée en ignorant les sciences cognitives ont tout intérêt à être bien profonds et bien obscurs pour voiler la désuétude de leur propos.