Dan Sperber (2007) Le témoignage et l’argumentation dans une perspective évolutionniste. Raisons Pratiques 17

Version française de: An evolutionary perspective on testimony and argumentation. Philosophical Topics 29, 401-413. (2001)

Dan Sperber
Le témoignage et l’argumentation dans une perspective évolutionniste.
Raisons Pratiques, 2007, 17.
Traduit par Nathan Sperber

Introduction

Dans la préface de Knowledge in a Social World (1999), un des ouvrages fondateurs de l’épistémologie sociale contemporaine, Alvin Goldman écrit :

L’épistémologie traditionnelle a longtemps conservée l’image cartésienne de l’investigation intellectuelle comme une activité de penseurs isolés, chacun à la poursuite de la vérité dans un esprit d’individualisme et de pure autosuffisance. Cette image oublie les contextes interpersonnel et institutionnel dans lequel la recherche de connaissances est le plus souvent entreprise. L’épistémologie doit prendre toute la mesure des interactions sociales qui à la fois illuminent et menacent les perspectives de la connaissance (op.cit, p. VII).

Aux chapitres quatre et cinq, Golman traite de deux types de pratiques sociales: le témoignage, c’est-à-dire la transmission d’informations observées (ou prétendument observées) d’une personne à une autre, et l’argumentation, c’est-à-dire la défense d’une conclusion à partir d’un ensemble de prémisses. Goldman a beaucoup à dire sur la manière dont ces pratiques illuminent les perspectives de la connaissance, et bien peu sur comment elles les menacent. Je voudrais rétablir un tant soit peu l’équilibre, et ajouter une touche de gris à la vision rose de Goldman en appréhendant le témoignage et l’argumentation à la lumière de certaines considérations évolutionnistes.

Ma thèse principale sera que de nombreuses croyances socialement acquises sont fausses à cause non pas d’un mauvais fonctionnement mais d’un bon fonctionnement de la communication sociale. Je soutiendrai en particulier que la possibilité de manipuler cognitivement autrui est l’un des effets qui rendent le témoignage et l’argumentation adaptatifs.  Cette possibilité aide à expliquer pourquoi ces pratiques ont évolué et se sont stabilisées parmi les humains. Pour bien mettre l’enjeu en évidence, je contrasterai les mécanismes sociaux et les mécanismes individuels de production de croyances, en montrant que ces derniers sont, en des conditions normales et en l’absence d’interférences sociales, des sources fiables de croyances vraies. Certes, les êtres humains étant en permanence immergés dans la société et la culture, sont, même dans les moments de solitude, habités par une activité culturelle continue, et ne sont donc jamais de bon exemples de systèmes véritablement individuels de production de croyances dans le sens voulu. Ce ne sont donc pas la cognition humaine individuelle et sociale que je j’opposerai l’une à l’autre, mais deux types idéaux. Et puisque je ne mentionnerai la cognition individuelle qu’afin de l’opposer à la cognition sociale, je ne perdrai guère de temps à justifier ou à nuancer la conception évolutionniste de la psychologie individuelle que j’adopterai ici .

Les systèmes cognitifs des organismes individuels sont des adaptations biologiques. Par adaptation, il faut entendre des traits qui on évolués et se sont stabilisés grâce au fait que, en produisant un effet caractéristique, ils ont contribué aux succès reproductif des organismes qui en étaient dotés. La fonction de l’adaptation est de produire effet bénéfique (d’un point de vue biologique),  et c’est en ce sens que j’utiliserai le terme de « fonction » (sur cette notion, voir Allen, Bekoff et Lauder, 1998).  Pour dire les choses rapidement, la fonction d’un système cognitif est de fournir à l’organisme des informations sur son environnement et sur lui-même et par là même de guider son comportement. Il est sans doute des cas et des situations où il est adaptatif pour le système cognitif d’introduire des distorsions systématiques, par exemple une confiance en soi ou au contraire une prudence excessives (cf. Stich 1990), mais ces cas me semblent marginaux. En règle générale, il faut s’attendre à ce que les croyances produites par des systèmes cognitifs produits de l’évolution soient vraies. En d’autres termes, les systèmes cognitifs sont fondamentalement des producteurs de connaissances. Bien entendu, leur fonction n’est pas de produire de la connaissance pour elle-même, et encore moins de la connaissance scientifique. Leur fonction est de produire des connaissances pertinentes pour guider le comportement de l’organisme. Ils y parviennent  de manière fiable dans le type d’environnement dans lequel ils ont évolué. Placé dans un environnement autre, que ce soit par les aléas de l’histoire ou à dessein expérimental, et stimulé alors par des phénomènes dont la représentation cesse d’être pertinente pour l’organisme, un système cognitif peut perdre sa fiabilité. On peut par exemple construire un environnement ad hoc où les illusions perceptuelles sont fréquentes alors qu’elles sont très rares dans un environnement naturel et familier.

D’un point de vue normatif, les systèmes cognitifs évolués doivent exercer leur fonction au moins assez bien pour les rendre bénéfiques aux organisme qui en sont dotés (ou sinon la sélection naturelle les aurait simplement éliminés). Etant donnés les hauts risques qui accompagnent le fait de se déplacer dans l’environnement (à l’opposé de la stratégie des plantes, qui est de rester en place et de laisser l’environnement venir à elles), les systèmes cognitifs dont se servent les organismes auto-mobiles doivent être capable de produire des informations vraies bien plus souvent que des erreurs. Cette fonction des systèmes cognitifs peut être remplie par l’articulation de sous-systèmes spécialisés dans le traitement de certaines tâches ou de certains domaines (en fait, il n’est pas évident qu’elle puisse être remplie d’une autre manière, cf. Cosmides et Tooby 1994, Sperber 1994). La cognition individuelle naturelle a  donc de fortes chances de produire des croyances vraies mais sans grande variété ni grande portée; rien de bien passionnant pour les épistémologues. C’est seulement avec la communication, le langage et la culture qu’apparaissent des croyances et des systèmes de production de croyances dignes d’être évalués par des philosophes.

On pourrait considérer la communication comme un formidable enrichissement de la cognition individuelle, une espèce de « cognition par personne interposée ». Un organisme capable de communiquer n’est plus limité aux informations issues de ses propres perceptions et inférences. Il peut bénéficier des perceptions et des inférences d’autrui. Evidemment, il court le risque de pâtir des erreurs d’autrui, mais dans la mesure où  la cognition individuelle est fiable,  la communication devrait l’être aussi. C’est en tout cas ce que soutenait déjà Thomas Reid (1764), cité et approuvé par Goldman (1999 : 106,129) :

Le sage et bienfaisant Auteur de la nature, qui voulait que l’homme vécût en société, et qu’il reçut de ses semblables la plus grande et la plus importante partie de ses connaissances, a placé en lui, pour cette fin, deux principes essentiels qui s’accordent toujours l’un à l’autre.

Le premier de ces principes est un penchant naturel à dire la vérité […] Le second principe […] est une disposition à nous confier à la véracité des autres et à croire ce qu’ils nous disent (Reid 1764, traduction Jouffroy 1828 : 346-348)

Diamétralement opposés à cette conception, Dawkins et Krebs ont soutenu, dans leur célèbre article «Animal signals: Information or manipulation» (Dawkins et Krebs 1978), que la fonction première de la communication n’est pas l’information, mais la manipulation d’autrui. Ils mettaient alors l’accent sur les intérêts de l’émetteur comme facteur principal de l’évolution des signaux. Ces intérêts sont généralement différents de ceux du destinataire. La conception de Reid et cette première position de Dawkins et Krebs sont trop extrêmes. Dans un article ultérieur, «Animals signals: Mind-reading and manipulation» (1984), Krebs et Dawkins ont soutenu qu’il faut prendre en compte à la fois la perspective du communicateur et celle du destinataire. Cela semble évident, et devrait également s’appliquer à l’étude de la communication humaine.

Afin que la communication se stabilise au sein d’une espèce, comme cela a été le cas parmi les humains, il faut qu’à la fois l’émission et la réception des messages soient avantageuses. Si la communication n’était bénéfique qu’aux producteurs de messages (en contribuant à leur succès reproductif) au détriment des receveurs, ou l’inverse, un des deux comportements aurait sans doute été éliminé par la sélection naturelle, provoquant par là même la disparition du comportement complémentaire (même s’il peut y avoir quelques exceptions, en particulier dans la communication entre espèces). Autrement dit, pour évoluer, la communication doit d’être un jeu à somme positive, où, au moins sur le long terme, les communicateurs et les récepteurs sont les uns et les autres gagnants. Pour cela, il n’est pas nécessaire que les intérêts des deux parties coïncident, il suffit qu’ils se recoupent. La manière dont ces intérêts divergent ou convergent influence l’évolution et le fonctionnement de la communication. Considérons donc le témoignage l’argumentation en tant que pratiques communicatives, à la fois du point de vue des communicateurs et de celui des récepteurs.

Le témoignage

Alors que l’argumentation est propre aux humains, le témoignage (entendu au sens de « transmission d”information observées » Goldman 1999 : 103) se rencontre aussi chez d’autres animaux. Un exemple classique est celui de la danse de l’abeille : une abeille ouvrière, ayant trouvé une source de nourriture, communique à d’autres abeilles ouvrières la direction à prendre et la distance à parcourir pour y arriver. A la fin du processus, une abeille réceptrice est sans doute dans un état cognitif semblable à celui où elle serait si elle avait découvert elle-même la source de nourriture. On peut alors parler de cognition par procuration. Dans le cas humain cependant, le témoignage n’a pas vraiment les mêmes effets que la perception directe. Si Marie dit à Pierre que la bière est dans réfrigérateur, l’état cognitif de Pierre n’est pas le même que s’il avait vu la bière de ses propres yeux. Tout d’abord, si tel avait été le cas, Pierre aurait une représentation bien plus nette et détaillée de la bière dans le réfrigérateur. Plus important ici, comprendre ce qui nous est dit c’est reconnaître ce qu’a voulu dire le locuteur sans pour autant automatiquement l’accepter comme vrai (Millikan 1984 n’est pas d’accord et soutient que la communication chez l’homme aussi est un forme de cognition par procuration ; pour une critique, voir Origgi et Sperber 2000).

Du point de vue du destinataire, la communication et le témoignage en particulier ne sont bénéfiques que dans la mesure où ils sont une source d’information véritable (et qui plus est pertinente). Comme avec la cognition individuelle, il est des cas où une distorsion de l’information transmise (une certaine exagération dans les encouragements ou les mises en garde par exemple) peut être avantageuse, mais ces situations sont marginales et, ici aussi, je les laisserai de côté.

Du point de vue du locuteur, ce qui rend la communication et en particulier le témoignage bénéfiques, c’est qu’ils permettent de d’avoir un effets désirable sur le comportement et les attitudes de l’auditeur. Communiquer permet d’amener autrui à agir comme on voudrait le voir agir, à lui faire adopter les attitudes que l’on désire envers des personnes, des objets etc. Pour produire les effets voulus, le communicateur doit faire accepter comme vrais à son auditeur des énoncés qui l’inciteront alors à adopter les attitudes ou les comportements désirés. Dans bien des cas, ce sont des messages vrais qui sont le mieux à même de provoquer les effets voulus. Mais dans d’autres cas, des messages faux sont plus efficaces. Il est banal pour un locuteur, et souvent approprié (d’un point de vue pratique sinon moral), d’arriver à ses fin en manipulant et en trompant plus ou moins son auditoire. Il arrive que des animaux non humains usent de tromperies, mais, comme pour leurs communications en général, les contenus en sont limités et très stéréotypés. Les humains, grâces à leurs compétences cognitives, et en particulier leur aptitude métareprésentationnelle à se représenter les états mentaux d’autrui, ont une capacité sans pareille de produire de façon créative des distorsions et des tromperies élaborées, et une capacité tout aussi unique de remettre en cause de manière raisonnée l’honnêteté de leurs interlocuteurs. Sauf exceptions, il n’est ni dans l’intérêt de l’auditeur d’être trompé ni dans celui du communicateur de ne pas être cru. Un locuteur malhonnête va à l’encontre de l’intérêt de ceux qui l’écoutent, de même qu’un auditeur trop méfiant contrarie les intentions de ceux qui s’adressent à lui.

Voici un tableau qui résume dans le style de la  théorie des jeux les gains respectifs d’un communicateur et d’un destinataire lors d’un événement communicationnel pris isolément.

Destinataire

Confiant

Méfiant

Communicateur

Honnête

gain/gain

perte/pas de gain

Malhonnête

gain/perte

perte/pas de gain

Les communicateurs peuvent dire la vérité ou mentir, et les destinataires croire ou ne pas croire ce qui leur est dit. Pour le communicateur, l’avantage tiré de la communication ne dépend en rien de sa propre honnêteté, mais seulement de la crédulité du destinataire. Quel que soit le contenu du message, un auditeur crédule sert les intérêts du communicateur tandis qu’un auditeur incrédule les contrarie (au moins en ceci que le résultat voulu n’est pas atteint). Pour l’auditeur, le bénéfice potentiel dépend à la fois de sa confiance envers le locuteur et de la véracité de ce dernier. Un destinataire confiant bénéficiera des propos d’un locuteur honnête et pâtira de ceux d’un locuteur malhonnête. En revanche, un auditeur qui ne croit pas ce qu’on lui dit ne retire aucun gain de la communication et ne subit aucune perte (hormis un éventuel manque à gagner si le locuteur était honnête).

Même si un acte de communication où le communicateur dit la vérité et où l’auditeur le croit peut être avantageux pour l’un et pour l’autre, le jeu de la communication n’a pas de solution générale stable. Les stratégies optimales varient suivant les circonstances des deux côtés. Il ne suffit pas au communicateur d’être cru. Encore faut-il que le fait que son message soit cru ait des effets bénéfiques. En conséquence, les communicateurs ne choisissent pas entre dire le vrai ou dire le faux, mais entre transmettre ou ne pas transmettre tel ou tel message qui, vrai ou faux, devrait s’il est cru avoir des effets souhaités. Les destinataires, pour leur part, sachant qu’il n’est pas systématiquement dans l’intérêt des communicateurs de dire vrai, comprennent qu’il n’est pas dans leur propre intérêt de toujours croire ce qui est dit.

A quel point un auditeur devrait-il être confiant? Si, afin de ne jamais être trompés, un auditeur décidait de ne jamais rien croire, il se priverait de tous les bénéfices qu’il pourrait jamais tirer du témoignage d’autrui. Après tout, ce n’est pas toujours en induisant l’auditeur en erreur, loin de là, qu’un locuteur sert ses propres intérêts. Un témoignage honnête est très souvent le meilleur moyen, voire le seul, de provoquer les effets voulus sur l’auditoire, qui dès lors a intérêt à accepter le témoignage comme vrai. A l’inverse, si un destinataire décidait de faire systématiquement confiance, il serait souvent trompé (et ce d’autant plus que ses interlocuteurs, s’étant rendus compte de sa crédulité systématique, pourraient embellir la vérité et mentir sans crainte d’être découverts). L’intérêt de l’auditeur est donc de calibrer au plus juste sa confiance en la fiabilité de son interlocuteur dans chaque situation. Il n’existe pas cependant de moyen assuré pour le destinataire de tirer constamment bénéfice de la communication sans courir le  risque d’être parfois trompé. Puisque la communication s’est stabilisée parmi les humains, il doit bien il y avoir moyen d’ajuster sa confiance dans l’information communiquée suivant la situation de telle sorte qu’au total les bénéfices attendus l’emportent sur les pertes attendues. J’y reviendrai.

Jusqu’ici, j’ai montré qu’une partie de la fonction de la communication (la partie qui se rapporte à intérêt du communicateur) se réalise de façon optimale par la production de messages susceptibles de provoquer certains effets sur les destinataires, que ces messages soient vrais ou faux. C’est cette possibilité de provoquer des effets désirés qui rend la communication avantageuse pour le communicateur ; sans ces effets, la communication n’aurait pu évoluer et se stabiliser. En d’autres termes, il est naïf de voir le communicateur comme étant au service des besoins cognitifs du destinataire, et ce qu’il s’agisse de la communication en général ou plus encore des de la communication humaine. Les fausses croyances répandues par le biais de la communication ne sont pas seulement dues aux fait que les communicateurs se trompent parfois et communiquent leurs fausses croyances, ou bien détournent à des fins personnelles la communication de sa véritable fonction. La communication, dans l’exercice même de sa fonction (et plus précisément dans ce qui la rend avantageuse pour le communicateur) produit aussi de la désinformation.

Une objection reidienne est toutefois envisageable : le jeu de la communication est un jeu itératif, répété indéfiniment entre les mêmes agents qui jouent tour à tour les rôles de communicateur et de destinataire. De même qu’une itération du dilemme du prisonnier peut amener les parties à converger vers la coopération (cf. Axelrod 1984, Kitcher 1993), une répétition indéfinie d’actes de communication pourrait conduire à une stratégie stable d’honnêteté pour le locuteur et de confiance pour l’auditeur. L’évolution de la communication ne serait qu’un cas particulier de l’évolution de la coopération, et l’altruisme réciproque serait possible dans ce domaine-ci comme dans d’autres.

Allons plus avant. Dans une situation de communication répétée, chaque acte de communication a des effets à court et à long terme. Les effets à court terme consistent typiquement en une modification des croyances de l’auditeur, et indirectement, en un changement d’attitude et de comportement à l’égard de ce dont il a été question dans le message. Les effets à long terme d’un acte de communication portent sur l’opinion que l’auditeur se fait de la fiabilité du locuteur comme source d’information, et plus généralement de ses qualités personnelles : générosité ou égoïsme, modestie ou arrogance, souci d’autrui ou désinvolture, etc. L’autorité conférée au communicateur et le respect qu’on lui porte  contribueront à l’efficacité de ses actes de communication futurs.

Alors qu’il paraît clair que, dans de nombreux cas, s’éloigner de la vérité est le meilleur moyen pour le locuteur de servir ses buts à court terme, l’objectif à long terme qui consiste à se construire et à maintenir une réputation de personne fiable, et par là même à mieux réaliser ses futurs objectifs à court terme, semble être toujours mieux servi par un parti pris d’honnêteté. Souvent, il est vrai, on sert mieux ses intérêts en renonçant aux bénéfices à court terme à qu’on obtiendrait en trompant son auditoire, afin préserver ou renforcer sa capacité d’influencer cet auditoire à l’avenir. Souvent, oui, mais pas toujours. Il y a des situations où l’on sert à la fois ses intérêts à court et à long terme en choisissant la malhonnêteté. Je mentionne en passant deux considérations pertinentes. Tout d’abord, comme certains mensonges sont plus crédibles que certaines vérités, il peut arriver que la crédibilité d’une personne soit desservie part son honnêteté. Deuxièmement, la crédibilité n’est pas la seule vertu qu’un destinataire apprécie chez un locuteur. Par exemple, il est avantageux de flatter les puissants, fût-ce en les trompant, car ils se préoccupent autant et plus de la loyauté que l’honnêteté de leurs interlocuteurs. Une troisième considération est bien plus centrale : dans le jeu de la communication, les effets à long terme ne surclassent pas toujours les effets à court terme. Afin de comprendre pourquoi, il faut passer du point de vue du communicateur à celui de l’auditeur.

C’est une observation commune : les gens sont disposé à croire, non pas n’importe qui, mais un certain nombre de personnes (famille, conjoints, amis, collègues de travail, politiciens), même quand ils savent que ces personnes leurs ont parfois menti. Pourquoi une version ou une autre de la stratégie de « tit-for-tat » décrite par Axelrod (1984) ne serait-elle pas dominante dans le jeu itératif de la communication (tu me mens, je ne te crois plus)? Dans le dilemme du prisonnier, il est toujours avantageux de faire défection à moins que la défection ne soit sanctionnée. En cas de dilemmes du prisonnier répétés, il est rationnel de sanctionner toute défection de l’autre partie par un refus de coopérer pendant plusieurs tours. Mais dans le jeu de la communication, il n’est avantageux de tromper qu’en certaines situations, et souvent le locuteur trouve un bénéfice plus grand à transmettre une information vraie. Qu’un locuteur ait menti en une certaine circonstance ne veut donc pas dire qu’il fera de même en une autre circonstance.

Le jeu de la communication est également différent d’une situation de marché, où un même bien s’obtient auprès d’un grand nombre de vendeurs, et où l’acheteur peut et doit éviter les vendeurs malhonnêtes. Chaque communicateur a des informations qu’il est seul à posséder, ne serait-ce que des informations sur lui-même. Refuser systématiquement sa confiance à un certain communicateur peut donc être très dommageable, en particulier si l’on entretient avec lui une relation régulière. La meilleure solution pour un destinataire n’est donc pas seulement de s’ajuster à chaque interlocuteur, mais à chaque configuration réunissant un communicateur, une situation de communication et un sujet abordé. On comprend alors qu’il n’est pas spécialement avantageux pour un locuteur d’adopter une conduite (même si elle est moralement souhaitable) de véracité systématique. En général, ce ne sera pas assez pour susciter une confiance sans bornes, alors même que s’éloigner de temps à autre de la vérité et courir le risque d’être découvert est peu susceptible de provoquer une défiance radicale.

L’argumentation

La communication animale doit son efficacité au fait que les destinataires acceptent automatiquement presque tous les signaux. Il peut exister chez les humains des formes de communication non intentionnelles où l’acceptation d’un signal est également automatique, dans une foule en panique par exemple. Mais dans la communication humaine intentionnelle, un témoignage est accepté ou non en fonction de la confiance accordée au locuteur. Toutefois, le témoignage n’est pas la seule forme de communication. La communication humaine peut réussir sans dépendre de la confiance des destinataires. Etant données les capacités cognitives des êtres humains, et en particulier leurs capacités métareprésentationnelles, un communicateur n’a pas pour seul moyen d’emporter la conviction de son auditoire de se porter garant de la vérité de ses propos. Il peut aussi fournir des raisons de le croire, et dès lors ses auditeurs peuvent examiner ces raisons et les trouver valables, quand bien même ils n’auraient aucune confiance en lui. Pour prendre un exemple extrême, un menteur connu comme tel, dont le témoignage ne serait jamais accepté sur quel sujet que ce soit, peut convaincre ses auditeurs de vérités logiques ou mathématiques s’il en fournit une claire démonstration.

L’aptitude à raisonner trouve à s’exercer à la fois dans la pensée individuelle et dans le dialogue argumentatif. Mais il est communément admis que le raisonnement est d’abord et avant tout un apanage du penseur «cartésien». Sa fonction serait alors, outre le raisonnement pratique, de permettre à l’individu de découvrir des faits qui avaient échappé à sa perception, ou, mieux encore, d’atteindre des vérités théoriques sur lesquelles la perception n’offre aucune prise. Selon cette conception, le raisonnement est une forme supérieure de la cognition individuelle et l’outil par excellence de la quête de savoir.

Du point de vue de la psychologie évolutionniste, cette conception a quelque chose d’implausible. On s’attendrait plutôt à ce qu’il existe des mécanismes inférentiels spécifiques à certains domaines et ou à certaines tâches, qui correspondraient à des problèmes ou à des opportunités rencontrés dans l’environnement au sein duquel l’espèce à évolué. On voit moins bien en revanche quelles pressions auraient pu favoriser la formation d’une capacité générale de raisonnement probablement lente et coûteuse, et moins efficace que des mécanismes spécialisés agissant chacun dans son domaine spécifique. Au mieux, une telle faculté générale aurait pris en charge, et d’ailleurs pas très efficacement, les données et les problèmes qui n’auraient pas déjà été préemptés par des systèmes spécialisés et plus adaptés. Certains psychologues évolutionnistes en ont conclu qu’il n’existe pas de capacité générale de « logique » dans le dispositif psychologique humain. J’ai proposé une autre hypothèse selon laquelle des pressions sélectives ont pu favoriser l’émergence d’un mécanisme ayant l’apparence d’une faculté générale de raisonnement, mais qui serait en fait spécialisée dans le traitement d’informations communiquées ou à communiquer (Sperber 2000). La fonction d’un tel mécanisme est liée à la communication plutôt qu’à la cognition individuelle. Elle consiste à permettre aux destinataires de mieux décider quels messages doivent être acceptés, et d’aider les communicateurs à produire des messages mieux acceptables. C’est là un mécanisme d’évaluation et de persuasion, et non pas (du moins pas directement) une mécanisme de production de connaissance.

Comme je l’ai déjà suggéré, pour que la communication se stabilise parmi les humains, il a fallu que les destinataires développent des façons de calibrer la confiance qu’ils accordent à l’information reçue tels que les bénéfices de la communication en excèdent nettement les coûts. A vrai dire, les bénéfices potentiels de la communication sont si élevés et les risques de manipulation si sérieux qu’il est fort possible que toutes les procédures de calibration disponibles aient effectivement évolué. Trois façons de faire viennent à l’esprit. Tout d’abord, on peut prêter attention à des indices comportementaux de sincérité ou d’insincérité (mais de tels indices peuvent, dans une certaine mesure, être simulés, cf. Ekman 1985). Une seconde façon de faire, plus importante, est d’ajuster sa confiance en fonction du degré connu de bienveillance du communicateur à son égard. Ceci amène à faire en général plus confiance à ses proches qu’à des étrangers, à ses amis qu’à ses ennemis, etc. ; ce qui peut sembler évident, mais est cependant bien loin de l’idée reidienne (que Reid lui-même a nuancé) d’une «disposition à nous confier à la véracité des autres et à croire ce qu’ils nous disent». Il y a une troisième façon de faire, qui est de prêter attention à la cohérence interne du message, et aussi à sa cohérence externe avec ce que l’on croit déjà savoir. Il est plausible que ces trois façons de faire aient effectivement évolués parmi les humains.  C’est la troisième, l’examen de cohérence qui nous retiendra ici. (J’emploie les termes de « cohérence » et d’ « incohérence » pour désigner à la fois les relations logique d’implication et les relations non démonstratives qui existent entre des données et les thèses qu’elles confirment ou infirment.)

Un problème bien connu de quiconque a déjà essayé de mentir et de persévérer dans le mensonge, est qu’il est de plus en plus difficile de maintenir la cohérence du mensonge avec ce que les auditeurs savent par ailleurs sans l’enjoliver et de l’enjoliver sans  compromettre sa cohérence interne. Par ailleurs, une affirmation sincère mais fausse est également susceptible de rencontrer des problèmes de cohérence. Une méthode utile pour détecter les fausses informations, et en particulier les mensonges, est donc de vérifier la cohérence interne et externe des messages.

L’examen de cohérence devrait être utile pour détecter toute fausse croyance, qu’elle soit issue de la communication ou de la cognition individuelle. On pourrait donc se demander pourquoi l’examen de cohérence, si tant est qu’il existe, n’aurait pas d’abord évolué comme outil de la cognition individuelle. Voici l’explication : l’examen de cohérence implique un coût de traitement élevé, il ne peut être réalisé à grande échelle sans conduire à une explosion computationnelle, et enfin il est lui-même faillible. Tout imparfaits qu’ils soient, les mécanismes individuels de perception et d’inférence sont sans doute assez fiables pour qu’examiner la cohérence de leurs outputs soit superflu ou même désavantageux. Il serait surprenant de trouver une espèce animale procédant à un examen de cohérence de l’output de ses mécanismes de perception et d’inférence (et si cela se produisait, il faudrait regarder de près les particularités de l’environnement informationnel de l’espèce qui rendraient l’opération bénéfique).

Je suggère que l’examen de cohérence, qui implique une attention métareprésentationnelle aux relations inférentielles démonstratives et non démonstratives entre représentations, a évolué afin de profiter des bénéfices de la communication tout en en limitant les risques. Il s’agissait à l’origine d’une défense contre le risque d’être manipulé. Ceci n’est pourtant que la première étape dans une sorte de course aux armements entre communicateurs et destinataires (il s’agit bien entendu des mêmes personnes, qui jouent tantôt un rôle, tantôt l’autre et investissent plus ou moins dans chacun).

Le mouvement suivant dans cette course aux armements entre évaluation d’une part, et persuasion de l’autre, s’est produit du côté du communicateur, et aura consisté à mettre bien en évidence la cohérence que son auditeur était susceptible de vérifier avant d’accepter le message, c’est-à-dire à avoir recours à une stratégie de monstration honnête (honest display)  dont on trouve de nombreux analogues dans les interactions animales. Un témoignage peut consister en une simple concaténation de phrases descriptives. Mais mettre en évidence la cohérence d’un message appelle une forme argumentative, l’usage de termes logiques comme « si », « et », « ou », « sinon » et de termes qui indiquent des relations inférentielles, tels que « donc », « mais », « puisque », « malgré ». On considère souvent comme allant de soi que notre vocabulaire inférentiel et logique s’est d’abord manifesté en tant qu’outil de réflexion et de raisonnement, et que c’est là sa fonction première. Dans une perspective évolutionniste, ce n’est guère plausible. L’hypothèse selon laquelle ce vocabulaire est apparu comme moyen de persuasion paraît plus aisée à défendre.

Dans cette course aux armements, viennent ensuite, du côté du destinataire, l’émergence d’une capacité d’examen des arguments donnés, et du côté du communicateur, une amélioration des capacités d’argumentation. Un mécanisme argumentatif fait de constructions rhétoriques et d’évaluation épistémique voit ainsi le jour. Ce mécanisme traite de représentations qui ont été communiquées ou qui sont conçues pour l’être, donc d’objets très spécifiques. En outre, ce mécanisme ne considère que certaines propriétés de ces représentations, leurs relations logiques ou argumentatives. Autrement dit, ce mécanisme métareprésentationnel a un domaine et une tâche bien spécifiques. Cependant, les représentations traitées peuvent porter, quant à elles, sur n’importe quel sujet. Ce qui veut dire qu’en permettant à ces représentations d’être acceptées, ce mécanisme argumentatif contribue à produire des croyances en tout domaine, et possède en ce sens une sorte de généralité virtuelle.

Que l’on soit d’accord ou pas avec l’hypothèse évolutionniste suggérée ici, il reste que l’argumentation a une fonction différente pour le locuteur et l’auditeur. Pour le locuteur, c’est un outil de persuasion, et pour l’auditeur le moyen d’une évaluation critique du message. On pourrait croire qu’en présentant leur message sous forme cohérente, les locuteurs compromettent leur capacité de tromper leur auditoire. Puisqu’une argumentation valide est plus difficile à simuler qu’un témoignage honnête, ceci est vrai, mais seulement dans une certaine mesure. Comme nous l’avons vu, l’examen de cohérence ne peut guère être exhaustif (surtout quand il a lieu au rythme rapide de la parole et qu’il s’ajoute à l’effort déjà significatif que recquiert la compréhension), et de plus, il est lui-même faillible. Les arguments effectivement employés sont au mieux enthymématiques, et le plus souvent ne font qu’allusion à l’existence et à la structure d’une démonstration complète. Une argumentation efficace, du point de vue du communicateur, est une argumentation capable de soutenir le niveau d’examen auquel elle sera probablement soumise par l’auditeur. Pour l’auditeur, des considérations de coût et de bénéfice rentrent en jeu : le risque d’être trompé doit être mis en regard du risque de refuser une information vraie et pertinente (comme pour le témoignage) et du coût de traitement que représente un examen de cohérence de l’argument. Ce dernier type du coût peut être modulé par une vérification plus ou moins approfondie ;  il est clair qu’il ne serait pas avantageux d’examiner à fond la cohérence de chaque argument. Cela ouvre un espace pour un usage trompeur de l’argumentation bien connu depuis les Sophistes.

A l’aune d’une norme logique ou épistémologique, le sophisme est un usage pervers de l’argumentation, une pratique qui en contredit la raison d’être. Dans la perspective évolutionniste esquissée ici, le sophisme est une manière malhonnête d’utiliser la « stratégie de monstration honnête » pour le plus grand bénéfice du locuteur. Autrement dit, la sophistique contribue à rendre l’argumentation adaptative.

Conclusion

Pour toute fonction, il est possible d’évaluer normativement le degré auquel cette fonction est effectivement remplie. En ce sens, une fonction implique une norme. Puisque la fonction de la communication se présente différemment pour le communicateur et pour le destinataire, on peut estimer dans quelle mesure une pratique communicationnelle permet aux communicateurs de provoquer des effets souhaités chez les destinataires, et dans quelle mesure elle apporte aux destinataires des informations vraies et pertinentes. On peut, à partir de là, arriver à une évaluation globale du degré auquel cette pratique offre aux deux parties un bénéfice suffisant pour qu’elle se perpétue.

Il pourrait sembler alors qu’une approche des pratiques communicationnelle dans une perspective épistémologique vériste comme celle de Goldman, revient à adopter la perspective des destinataires, et à prescrire une norme tout à fait justifiable d’un point de vue moral ou pragmatique, mais qui n’est pas la norme qui régit effectivement la communication. Toutefois, la situation véritable est plus complexe et plus intéressante qu’il n’y paraît. Les communicateurs se présentent eux-mêmes comme honnêtes, qu’ils le soient ou non, et que ce soit ou non leur intérêt de l’être. Sans se présenter comme honnête, un menteur ne pourrait même pas entreprendre de mentir. De même, les sophistes, s’ils ne se présentaient pas comme des argumentateurs rationnels, ne réussiraient jamais à persuader qui que ce soit. Le point de vue des destinataires détermine donc une norme implicite intrinsèque à toute communication, qui est une norme de véracité pour le témoignage et de rationalité pour l’argumentation. Cette norme n’est pas imposée de l’extérieur, ni n’appartient qu’à un seul des deux points de vue sur la communication. Elle est en principe acceptée par les deux parties.

Pour résumer tout l’argument de ce texte, on pourrait dire que la norme de vérité implicite dans la communication (étudiée plus en détail dans Sperber et Wilson, 2002) est, dans une certaine mesure et de façon intéressante, en tension avec la fonction même de la communication. En conséquence, les perspectives de connaissance dont parle Goldman ne sont pas seulement éclairées (et ce considérablement) mais aussi menacées par un fonctionnement efficace des pratiques communicationnelles.

(Traduit de l’anglais par Nathan Sperber)

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[1] Traduction de:  An Evolutionary perspective on testimony and argumentation. In Philosophical Topics. (2001) 29: 401-413.