Dan Sperber (1999) Pour un utopisme raisonné. In R-P. Droit & D. Sperber, Des Idées qui viennent (Odile Jacob), 169-187.

Roger-Pol Droit et moi avons publié en 1999 une discussion philosophique et politique entre nous en six parties, chacune introduite par un cour essai de l’un ou de l’autre. Voici le troisième de mes trois essais.

Pour un utopisme raisonné

Dan Sperber

Comme tant de militants, j’étais séduit par la onzième thèse sur Feuerbach de Marx : « les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde; il s’agit de le transformer ». Poutant l’œuvre de Marx et Engels elle-même prouve que cette dichotomie est fausse : si le marxisme a contribué à transformer le monde, c’est bien en le réinterprétant. Aujourd’hui le monde se transforme rapidement, moins par l’effet de l’action politique que par celui d’une révolution technologique, la révolution informationnelle. Les ordinateurs, les puces électroniques désormais omniprésentes, et l’Internet sont en passe de bouleverser notre vie matérielle et sociale. En même temps que le réel, changent les possibles. L’action politique sera bientôt confrontée à de nouveaux problèmes et à de nouvelles chances. Pour éclairer cette action politique, il faudra réinterpréter le monde.

La révolution informationnelle appelle l’élaboration de nouveaux objectifs et de nouvelles pratiques politiques. C’est vrai à court terme : nouvelle politique d’éducation, nouveau droit de la presse électronique, nouvelles formes de propagande ou de militantisme. La réflexion doit prendre en compte également le long terme. Alors qu’une réflexion politique réaliste ne considère que les possibles qui sont à la portée de l’action présente, ceux pour lesquels on peut imaginer comment agir maintenant pour les réaliser, la réflexion utopiste porte sur les possibles désirables, sans se préoccuper de leur réalisation. Les deux types de réflexion politique me paraissent souhaitables. Pour la réflexion réaliste, cela va de soi. Je voudrai donc plaider ici pour une nouvelle réflexion utopiste.

Je m’empresse de dire que je n’ai pas une nouvelle utopie à proposer. Mon propos est plutôt de mettre en avant quelques données et quelques idées pertinentes pour un nouvel utopisme. Ces données sont connues – en tout cas de ceux qui s’intéressent aux changements technologiques en cours -, et ces idées sont pour une part banales. Mais un ensemble d’évidences bien choisies peut suggérer des conséquences qui, elles, ne sont pas évidentes du tout.

Marx et Engels opposaient leur « socialisme scientifique » au « socialisme utopique » des Owen, Fourier, Saint-Simon ou Proudhon. Le socialisme scientifique ne se contentait pas d’appeler et d’annoncer un monde de justice, il démontrait que la lutte de classes devait déboucher sur la victoire révolutionnaire du prolétariat, sur l’abolition de l’exploitation de l’homme par l’homme, et sur le dépérissement de l’Etat. Aujourd’hui, cette foi en la science, ce rôle de sauveur attribué au prolétariat, ces préparatifs du Grand Soir, quoique révolus, susciteraient une admiration nostalgique s’ils n’avaient pas tant contribué à l’établissement d’une nouvelle tyrannie. Reste que ce qui motivait l’engagement révolutionnaire, fût-il « utopique » ou « scientifique » – et il est clair aujourd’hui que le « socialisme scientifique » était utopique lui aussi -, c’était la révolte devant la misère, l’injustice, et l’oppression dont est victime une grande partie de l’humanité. Or, de ce point de vue, on a aujourd’hui tout autant de raisons – des raisons en partie anciennes, en partie nouvelles – de se révolter.

De se révolter ? Mais puisque le sentiment de révolte ne débouche plus sur l’action révolutionnaire, ne vaut-il pas mieux se cantonner à des objectifs modestes qui se réalisent non pas par la révolte, mais par un travail tranquille et patient ? Cette sagesse là ne me convainc pas. Soit, les révolutionnaires avaient tort et les réformistes avaient raison. (Je résiste à la tentation de nuancer, d’héroïser les uns et d’ironiser sur les autres, ou encore de reprendre cette bêtise complaisante des camarades qui disaient « préférer avoir eu tort avec Sartre que raison avec Aron »). Mais depuis qu’a été abandonnée l’idée selon laquelle la réalisation de tous les objectifs politiques passe par le succès du mouvement révolutionnaire, une division du travail politique s’est justement imposée. Dans cette division du travail, les rôles à jouer ne sont pas tous des rôles de prudents réformateurs. Le mouvement féministe en particulier a mis en évidence l’efficacité d’une action radicale, animée par un sentiment de révolte, et qui vise non à prendre ou exercer le pouvoir politique, mais à agir sur la façon même de vivre les rapports sociaux et politiques.

L’imagination réaliste n’a aucune raison d’être confinée à ce qui réalisable tout de suite. Dans le travail à faire d’interprétation du monde il y a celui d’imaginer des possibles désirables relativement lointains, des possibles qui ne seront atteint qu’à condition de se révolter à bon escient contre l’ici et maintenant. J’insiste sur le réalisme de l’imagination et sur le bon escient de la révolte, sans lesquels leur exercice tourne facilement à la catastrophe. C’est pourquoi la réflexion et l’action politique doivent – et ce d’autant plus qu’elles sont ambitieuses – s’appuyer tant que faire se peut sur une connaissance scientifique de la société. De ce point de vue, le défaut du socialisme de Marx et Engels était d’être, non pas scientifique, mais scientiste, invoquant une science pourtant balbutiante – qu’eux-mêmes contribuaient à améliorer – comme source de certitude et d’autorité.

Aujourd’hui encore, les accomplissements des sciences sociales, quoique bien réels, sont modestes. Les praticiens de ces sciences ne sont d’accord presque sur rien. Si les sciences sociales peuvent éclairer la réflexion et l’action politiques, elles n’entraînent guère de conclusions incontestables. C’est plutôt, justement, leur pouvoir de contestation qui est bienvenu pour mettre en cause les simplifications péremptoires des uns et les prétentions à l’expertise des autres.

Dissiper le brouillard

L’action politique – même la meilleure – doit être soumise à une critique constante, non pas la critique polémique des rivaux, mais une critique à la fois plus désintéressée et plus radicale. Ceux qui détiennent le pouvoir, comme ceux qui veulent le prendre, font un usage brutalement instrumental de la communication. Il est dans la logique de leur action de n’admettre leur limites ou leurs erreurs que contraints et forcés et en cherchant encore à prouver qu’ils ont eu, en quelque sorte, raison d’avoir tort. L’exercice du pouvoir comporte presque toujours une exagération sinon une imposture de compétence. Dans ces conditions, on imaginerait que les intellectuels qui veulent jouer un rôle en tant qu’intellectuels en politique concevraient majoritairement leur rôle comme un rôle d’analyse critique, de réflexion approfondie, de mise en garde contre les simplifications démagogiques d’où quelle viennent. En fait rares sont ceux qui ont entrepris une tâche ausi exigeante. Ainsi, en France, à côté d’un Raymond Aron, d’un François Furet, d’un Alfred Grosser, ou d’un Alain Touraine, qui, que l’on soit d’accord ou non avec eux, rendent la politique plus intelligible et plus  intelligente, on trouve une ribambelle de donneurs de leçons, de poseurs, d’imprécateurs qui mettent leur talent au service de causes bonnes et moins bonnes qu’ils ne contribuent en rien à approfondir.

Une autre tâche à la fois intellectuelle et politique moins évidente est, je l’ai dit, de développer une réflexion sérieusement utopiste. A quoi cela peut-il servir ? Il est une métaphore d’usage commun en théorie de l’évolution, c’est celle d’un randonneur qui voudrait grimper le plus haut possible dans un brouillard épais et permanent. Sa meilleure tactique serait de choisir toujours un chemin praticable et qui monte. Le risque, évidemment, c’est qu’il atteigne ainsi un sommet mineur et s’arrête, alors qu’à condition de redescendre parfois – et pour cela de savoir quand et où redescendre – il aurait pu atteindre une cîme bien plus élevée. La sélection darwinienne a ainsi pour effet de faire évoluer des espèces vivantes par une série de petites améliorations immédiates vers des optima locaux. Les réformateurs, eux aussi, sont comme ce randonneur dans le brouillard. Il améliorent les choses à petits pas, et risquent ce faisant de ne plus pouvoir emprunter des voies qui pourtant mèneraient vers des amélioration bien plus radicales. Le rôle d’une pensée utopique sérieuse serait de contribuer à dissiper le brouillard.

Par le passé, la réflexion utopiste a été menée avec une admirable légéreté. On y trouve des formules lapidaires genre « abolition de l’État », ou des plans précis guidés par une imagination plus ou moins débridée comme celui du phalanstère de Fourier. Mais l’élaboration d’une utopie pourrait aussi s’appuyer, de façon beaucoup plus ouverte au dialogue critique, sur la philosophie politique et les sciences sociales. A la philosophie on peut demander de caractériser ce qui est fondamentalement désirable, de préciser en particulier nos idées de justice et de liberté. Un certain nombre de philosophes contemporains ont apporté des contributions importantes à ce travail. Je pense par exemple à Jürgen Habermas ou à John Rawls. Aux sciences humaines ont peut demander de quoi les humains sont individuellement et collectivement capables, et ce que serait donc une utopie réaliste. Bien entendu, même appuyée sur la philosophie et les sciences humaines, la réflexion utopiste reste essentiellement spéculative. Mais plus cette spéculation sera raisonnée et informée, plus elle contribuera à une critique positive de l’action politique.

L’idée anarchiste de l’abolition de l’État ou l’idée marxiste du dépérissement de l’Etat présupposaient l’une et l’autre une capacité des humains à établir et maintenir entre eux des rapports libres et justes, sans y être poussé autrement que par la satisfaction que trouverait dans ces rapports leur goût fondamental de la liberté et de la justice. L’idée marxiste du vrai communisme comme un état de la société où chacun contribuerait selon ses capacités et recevrait selon ses besoins présuppose que l’égoïsme et l’altruisme puissent s’équilibrer en chacun et entre les uns et les autres d’une façon généreuse plutôt que simplement équitable. Toute utopie comporte ainsi des implications psychologiques et sociologiques : implications psychologiques sur les dispositions humaines et implications sociologiques sur les institutions qui permettraient aux individus de vivre conformément à leur dispositions les plus authentiques tout en assurant, par le mode même de vie qu’ils adopteraient alors, la pérennité de ces institutions.

« De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins. » Cette définition du communisme selon Marx évoque un type de gestion communautaire des ressources au niveau de la société globale qui, en fait, ne se rencontre de façon durable – et encore, bien imparfaitement – qu’au niveau de la famille où les capacités et les besoins varient en particulier selon l’âge et où, idéalement, les adultes les plus capables subviennent aux besoins des plus jeunes et des plus âgés. Hors de petits groupes étroitement liés, en particulier par des liens de parenté ou aussi d’amitié, comment mettre en œuvre le principe ? Qui décide des capacités et des besoins ? Qui est à la fois assez impartial et assez compétent pour évaluer mes capacités (et donc la charge de travail qui m’incombera) et mes besoins (et donc les ressources qui me seront allouées) ? Si, en revanche, chacun décide pour soi, comment éviter que les besoins déclarés n’outrepassent massivement les capacités avouées, comment éviter que d’insatiables paresseux ne vivent aux dépens de travailleurs honnêtes et frugaux? Ce communisme-là, tout d’abord, est radicalement utopique – on est loin du « socialisme scientifique » -, et, en outre, il est moins évidemment désirable qu’il n’y paraît à première vue. Il ne fonctionnerait bien que si les producteurs n’éprouvaient pas moins de satisfaction à produire que les consommateurs à consommer, ce qui semble utopique dans le sens péjoratif du terme.

Et pourtant…  Il se produit sous nos yeux une transformation technologique, sociale et politique que l’on peut décrire en disant qu’à l’âge industriel est en train de succéder un « âge de l’information »  (c’est d’ailleurs le titre d’un important ouvrage du sociologue Manuel Castells où il analyse et documente en profondeur cette transition[1]). Or je voudrais soutenir que cette transformation redonne une certaine actualité à une version évidemment transformée du communisme utopique. Pour donner un début de plausibilité à ce nouvel utopisme, il faut tout d’abord revenir sur le rôle de l’information dans la vie sociale.

Partager sans perdre

Il est un type de ressources que l’on peut donner à autrui sans pour autant devoir s’en priver, c’est l’information sous toutes ses formes (j’emploie ici « information » dans un sens très large incluant tout ce qui peut servir d’une façon ou d’une autre de nourriture à l’intellect). Les connaissances, les savoir-faire, les idées, les récits peuvent se partager indéfiniment sans que la part de chacun s’en trouve réduite. En fait, ce n’est qu’en un sens métaphorique que l’on « partage » de l’information : on la communique, on la reproduit, on la démultiplie avec plus ou moins de fidélité, mais sans jamais ce faisant en diviser les parts, ni l’appauvrir à la source. Du coup, la circulation de l’information n’obéit pas aux mêmes règles que la circulation des biens.

Évidemment, il est des informations qui perdent leur valeur en étant divulguées, par exemple des informations qui permettent un accès privilégié à des biens (qu’il s’agisse de secrets de cueilleurs de champignons ou de secrets de boursiers), ou bien qui permettent d’exercer un chantage sur autrui, ou encore qui permettraient à autrui d’exercer un chantage sur vous. Je ne méconnais pas l’importance dans la vie économique et politique de ces informations réservées. Mais, dans la circulation de l’information, le secret est plutôt l’exception et la divulgation à volonté est la règle. En effet, le plus souvent, l’information profite à ceux qui la détienne non pas quand ils la gardent mais au contraire dans la mesure où ils la communiquent. Cela vaut aussi bien pour le potin ou pour l’histoire drôle, dont tout l’intérêt est de pouvoir être raconté, que pour le message religieux ou la théorie scientifique dont la réussite dépend de la diffusion. Dans tous ces cas, le détenteur d’une information cherche qui en faire bénéficier.

Est-ce à dire qu’en matière d’information, nous sommes de purs altruistes ? Bien sûr que non. En transmettant de l’information, non seulement  nous ne la perdons pas, mais nous acquérons de l’influence sur autrui, de l’autorité, de la reconnaissance symbolique. La communication est, en rêgle générale, bénéfique pour les deux parties. Dans notre livre, La Pertinence, communication et cognition[2], Deirdre Wilson et moi avons montré comment le communicateur, qui est motivé par l’effet qu’il escompte avoir sur autrui, doit payer cet effet en produisant une information assez pertinente pour qu’autrui veuille bien y prêter l’attention nécessaire. C’est parce que la communication est, très généralement, un « jeu à somme positive » (plutôt qu’un un « jeu à somme nulle » où les gains des uns sont fait des pertes des autres) que les humains s’y engagent si volontiers, et le plus souvent sans calculer à l’avance les gains et les pertes possibles.

Sans cette disposition si favorable au partage de l’information, il est douteux que les cultures humaines existeraient ou, du moins, seraient telles que nous les connaissons. Imaginez une population où toute information serait échangée contre une information ou un bien de valeur au moins égale, où nul ne chanterait à portée de voix d’autrui sans être rétribué, où les adultes seraient réticents à parler devant les enfants – ou, en tout cas, devant les enfants des autres – de peur, ce faisant, de leur enseigner gratuitement la langue. Bien peu d’information circulerait. Y aurait-il même une langue pour communiquer?

Dans l’histoire humaine, la circulation de l’information n’a pas obéi au mêmes règles économiques que la circulation des biens. Il y a cependant de bonnes raisons d’aborder la circulation de l’information d’un point de vue quasi-économique, comme l’a fait en particulier Pierre Bourdieu. Tout d’abord, comme je l’ai déjà dit, il y a les cas d’informations dont la possession permet de contrôler des biens ou des personnes, et ces informations-là entrent très directement dans la logique économique ou politique. En outre, l’information n’est pas immatérielle, elle est véhiculée en partie par des marchandises comme les livres, ou par des services comme l’enseignement, marchandises et services qui obéissent aussi à une logique économique et politique. Enfin, dans une société inégalitaire, les flux d’information sont eux-mêmes structurés par les inégalités : les informations – les histoires, les compétences, les valeurs – qui circulent dans différents groupes ou différentes catégories sont en partie différentes, et quand ces informations sont semblables, elles circulent avec une fluidité variable et n’en restent pas moins contextualisées différemment. La circulation de l’information contribue donc par bien des aspects à la reproduction des inégalités économiques et politiques.

Accès libre

Il serait ridiculement naïf de croire, donc, que la circulation de l’information a, dans toute l’histoire humaine, obéi à la règle « de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins » – qu’il y aurait eu en quelque sorte un communisme informationnel. A l’inverse, ce serait aussi un manque de discernement, plus sophistiqué sans doute, que de concevoir la circulation de l’information sur un modèle strictement économico-politique, et de ne pas en saisir l’originalité. L’information ne circule pas, loin de là, de façon tout-à-fait libre, mais elle circule beaucoup plus librement que les biens. Dans la plupart des cas, en effet, sa transmission entraîne d’elle-même un avantage non seulement pour celui qui la reçoit, mais aussi pour celui qui l’émet. Dans des sociétés traditionnelles peu stratifiées, les anthropologues observent que les inégalités économiques et politiques coexistent avec une quasi-homogénéité culturelle. Si le « communisme primitif » n’a sans doute jamais existé du point de vue économique (et encore moins du point de vue sexuel), il y a bien eu, et à grande échelle, un « communisme primitif » culturel. Dans les sociétés stratifiées, à côté de savoirs et de biens culturels que l’élite se réservait – et qui ont été assimilé à la notion élitiste de « la culture » tout court -, la langue commune, la connaissance du milieu naturel, le folklore, une bonne part des savoir-faire, la religion constituaient des informations d’accès quasiment libre, voir activement encouragé.

Progressivement, un certain nombre de biens culturels de luxe et donc d’élite se sont plus ou moins radicalement démocratisés. C’est en partie pour des raisons économiques classiques, mais en partie seulement. Prenons l’exemple du livre. Si les livres ont cessé d’être des objets de luxe, c’est bien sûr d’abord parce que les coûts de leur fabrication ont baissé tandis que la demande augmentait, mais c’est aussi que les acteurs impliqués dans la circulation du livre n’obéissent pas tous à une logique de profit. En particulier la plupart des auteurs sont plus soucieux d’atteindre des lecteurs que de gagner de l’argent et, de fait, font un travail qui n’est presque pas rénuméré. Si le travail des auteurs devait être rénuméré au taux horaire du SMIC, il y aurait très peu de titres!

Autre exemple : les journaux sont vendus en dessous du prix coûtant, et survivent grâce à la publicité. Est-ce à dire que le travail des journalistes consiste à fournir des supports à la publicité ? On peut être cynique et dire « oui », mais c’est un « oui » bien partiel, qui n’explique presque rien des compétences et de l’activité que les journalistes déploient. Le même argument vaut pour la télévision privée, qui dépend totalement de la publicité. Donc, oui, une entreprise de télévision est régie en partie par une logique économique classique. En même temps, cette logique n’explique presque rien du contenu des programmes, hors le fait qu’il doivent attirer suffisamment de spectateurs qui verront alors la publicité. La publicité elle-même, dans la presse, dans la rue ou à la télévision, est une information gratuite, qui doit être assez attirante pour que les lecteurs, les passants ou les spectateurs y prêtent attention. Les sociétés qui font de la publicité gratuite ne le font évidemment pas par générosité mais pour avoir un effet sur les clients potentiels. Mais en cela ils ne sont pas si différents des autres communicateurs. Un acte de communication est, pour le communicateur, un moyen plutôt qu’une fin, mais un moyen qui n’est efficace qu’à condition d’apporter quelque satisfaction au destinaire.

Le développement de la communication de masse montre ceci : quand les coûts de production baissent, la demande augmente exponentiellement, et d’autre part divers partenaires (auteurs, publicitaires, propagandistes religieux et politiques) trouvent leur intérêt à subventionner la communication jusqu’à la rendre parfois gratuite. La part de la communication dans l’activité humaine devient toujours plus grande dès que les technologies de la communication le permettent. Or, avec le développement de la communication électonique et de l’Internet, on entre dans une époque où la reproduction massive de l’information a un coût voisin de zéro, et où les bénéfices (qui ne sont pas seulement économiques) que l’on peut tirer de la production d’information dépendent beaucoup moins du prix auquel on la vend que du nombre de destinataires que l’on atteint effectivement.

En fait, presque toute l’information sur le Net est gratuite. Les seules informations vraiment chères sont celles dont la valeur tient à la rareté (comme certaines informations boursières). Mais, dans la plupart des cas, la valeur d’une information tient au contraire à sa grande diffusion, au point que la diffusion gratuite est généralement avantageuse pour le diffuseur. C’est vrai pour le producteur d’information qui cherche à influencer son public, pour le producteur d’information qui fait des bénéfices grâce aux bandeaux publicitaires, pour le producteur de programmes, comme Netscape, qui distribue un programme gratuitement et vend des programmes et d’autres produits annexes à une minorité de ceux qui bénéficient du programme gratuit. Le consommateur d’information a lui aussi intérêt, dans un grand nombre de cas, à prêter d’autant plus d’attention à une information qu’elle est largement diffusée. C’est vrai de toutes les informations, langages, savoirs culturels, programmes qui servent à la coordination des personnes. Mieux vaut parler un langage imparfait que beaucoup d’autres parlent qu’un parfait Volapük, et partager un savoir suffisant pour y trouver des intérêts communs et pouvoir laisser une grande partie de ce qu’on communique implicite. Mieux vaut utiliser les programmes les plus diffusés si on veut pouvoir à coup sûr en échanger les fichiers.

Le cas qui illustre le mieux l’originalité du Net dans la production et la distribution des ressources est peut-être celui du système d’exploitation Linux[3], qui est un des concurrents les plus sérieux de Microsoft Windows. Linux a été créé par un étudiant finlandais, Linus Torvalds, au début des années 90. Il est distribué gratuitement sur le Net. Il en va de même de son code source qui permet aux programmeurs de modifier le programme, ce qu’il peuvent faire librement à condition de rendre leur code source modifié lui aussi librement accessible. Du coup, Linux a été amélioré par des centaines d’informaticiens bénévoles, et le processus d’élaboration collective se poursuit quotidiennement. Bien évidemment, des entreprises à but commercial se sont greffées sur le mouvement, mais celui-ci demeure l’affaire d’un réseau multiple et sans cesse étendu de volontaires dont un grand nombre ne recherche pas d’autres gratifications que celles que leur procure le fait d’agir au mieux de leurs capacités.

Autre phénomène caractéristique: la multiplication des pages personnelles. Il y a maintenant des centaines de milliers de personnes qui ont pris la peine de rédiger, illustrer, mettre en page et rendre accessible sur le Net un hyper-document où ils se font connaître. La plupart de ces pages ont, sans doute, une finalité professionelle, mais d’autres, de plus en plus nombreuses, n’ont pas d’autre but que de communiquer quelque chose de soi, de ses goûts, de ses talents à qui voudra bien y préter attention. Il y a là une nouvelle forme d’expression, de présentation de soi, plus ou moins conventionnelle, plus ou moins créative. De même qu’en choisissant ses vêtements, on entre dans une communication implicite avec tout ceux que l’on croise, et on contribue bénévolement au développement d’un environnement social plus différencié, plus stimulant et tout simplement plus beau, de même la multiplication des pages personnelles sur le Net va, de façon encore largement imprévisible, étendre les formes d’interaction et enrichir notre univers culturel. Et, de même que les personnes bien habillées et que nous avons plaisir à regarder nous font un cadeau, de même les auteurs de pages personnelles intéressantes sont des bienfaiteurs bénévoles.

Des communautés délocalisées

Nouvelles règles d’économie, nouvelles formes de socialité, cela serait de peu d’importance pour la réflexion politique s’il s’agissait d’un phénomène destiné à rester marginal. Sans doute, dans ce monde d’inégalités violentes, nous ne sommes pas près du jour où tout le monde aura un accès comparable aux réseaux mondiaux de la communication. Néanmoins, ces réseaux définissent chaque jour un peu plus le cadre de nos vie. Le nombre de personnes connectées augmente à grande vitesse, l’usage qu’il font de leurs connexions se diversifie de même. A partir d’un certain seuil de connexions et d’interactions, seuil qui n’est peut-être pas loin d’être atteint, ce sont les réseaux qui pèseront le plus sur l’avenir humain, tout comme l’urbanisation à la fin du Moyen-Age, même si elle de concernait qu’une minorité de la population, a déterminé le devenir des sociétés européennes.

La part du traitement de l’information (dans tous les sens de l’expression) dans l’économie des pays développés devient prépondérante. Après la réduction radicale de la population active engagée dans la production agricole depuis la Seconde Guerre Mondiale, les vingt dernières années ont vu une réduction elle aussi très importante de la part du travail industriel au profit des services qui, dans tous les pays développés, emploient désormais bien plus de la moitié de la population active. Non seulement la valeur ajoutée par les services est typiquement de type informationnel, mais en outre la part de valeur ajouté informationnelle ne cesse de croître dans l’industrie et même dans l’agriculture. Bref la plus grosse partie de ce que nous produisons et consommons désormais est de l’information réalisée dans des dispositifs électroniques qui pour la plupart, communiquent entre eux. Dans les réseaux de communication électronique, les êtres humains ne sont en effet plus les seuls agents. Une grande partie des bits d’information qui circulent vont de machine à machine, ne sont jamais traités par un être humain et pourtant affectent nos vies. Cela peut faire peur et ne doit pas être accepté sans vigilance : des soubresauts boursiers susceptibles d’envoyer des milliers de personnes au chômage peuvent être le résultat de décision prises par des ordinateurs. Mais dans la plupart des cas, ces communications machine-machine sont de l’ordre de la gestion des choses plutôt que du gouvernement des personnes, et nous protègent par exemple des pannes d’électricité, des accidents aériens, ou des embouteillages sur le Net.

Une autre conséquence du développement des réseaux est la facilité avec laquelle se constituent désormais des communautés délocalisées et pourtant impliquées dans des rapports quotidiens plus intenses que bien des communautés locales. Les universitaires, par exemple, appartenaient naguère d’une part à des départements de philosophie ou de physique et, d’autre part, à des sociétés savantes. Dans les départements, les interactions étaient directes et, selon les pays, plus ou moins intenses (peu intense dans une faculté française, beaucoup plus dans un collège d’Oxford ou dans un département américain). Dans les sociétés savantes, hormis un noyau de responsables, les interactions étaient sporadiques et se produisaient à l’occasion de conférences ou de congrès. Aujourd’hui, la plus grande part des interactions avec des collègues, qu’ils soient aux antipodes ou à l’autre bout du couloir, s’effectue à travers l’Internet. Des réseaux d’affinité intellectuelle se multiplient. Des projets rassemblent pour quelques semaines ou quelques mois des chercheurs dispersés. Bref la socialité et la culture universitaires changent ou vont changer assez radicalement. Après des débuts militaires, l’Internet s’est développé d’abord dans les milieux universitaires, et on se demandait doctement alors – c’était il y a moins de dix ans – s’il concernerait jamais vraiment l’ensemble de la population. L’Internet a complètement débordé de son lit universitaire. De même, on peut penser que le réaménagement de la socialité chez les universitaires préfigure des transformations bien plus générales.

On va donc vers la multiplication de réseaux nouveaux, de nouvelles identités collectives, de nouvelles communautés délocalisés, plus fluides, sans doute plus éphémères. Certes, elles ne se substitueront pas aux communautés localisées traditionnelles, mais s’y ajoutant, elles en changeront le poids relatifs dans la vie des gens. Ces nouvelles communautés délocalisées deviendront des objectifs, des cadres et des instruments pour des actions collectives d’un nouveau type. Aujourd’hui on les voit utilisées à des fins militantes classiques. Ainsi, au printemps 1999, adversaires et partisans actifs de l’intervention de l’OTAN contre la Serbie auront-ils probablement plus manifesté sur le Net que dans la rue. Alors que les journalistes à Belgrade travaillaient sous un régime de censure et de propagande militaires, des particuliers serbes connectés à l’Internet ont donné du poids à leurs opinions en fournissant chaque jour des informations diversifiées et crédibles. Certaines formes d’action sur le Net concernent le Net lui-même et visent par exemple à y préserver la plus grande liberté, ou encore à y entraver le « spam », c’est-à-dire les messages publicitaires ou autres envoyés en masse à des destinataires qui n’en veulent pas. On ne prend pas trop de risque en prédisant l’apparition d’actions collectives rendues possibles par le Net et qui n’auront ni des objectifs traditionnels, ni des objectifs internes au Net. Il s’agit bien d’une extension du champ de l’action collective.

Avec la révolution informationnelle change le désirable et le possible. Sommes-nous à même de bien penser ce changement ? Je ne le crois pas. Les sciences sociales actuelles sont insuffisantes pour cela, et trop focalisées sur les formes sociales du passé. Cependant, – je l’ai évoqué dans un chapitre précédent -, il y a des raisons d’espérer un renouvellement des sciences sociales qui tire parti du développement des sciences cognitives et qui les relie mieux aux sciences naturelles. Il me semble que la dimension cognitive d’une science sociale naturaliste à venir pourrait se révéler particulièrement pertinente pour penser les effets sociaux des nouvelles technologies de l’information. En effet, les sciences cognitives d’une part et les technologies de l’information d’autre part sont étroitement associées. Elles sont associées par leur histoire qui commencent dans les deux cas avec la théorie mathématique des automates. Elles sont surtout associées par un objet commun, le traitement de l’information : son traitement par des cerveaux dans un cas, par des machines dans l’autre.

Jusqu’ici, dans les sociétés humaines, les flux d’informations passaient des cerveaux à l’environnement et de l’environnement au cerveaux. Dans ces flux, l’environnement jouait un rôle de véhicule de l’information – que l’on pense à la voix –  et parfois aussi de conservation – que l’on pense à  l’écrit. L’environnement ne transformait pas l’information qu’il véhiculait et conservait plus ou moins bien (sinon dans le sens d’une détérioration). Avec les machines intelligentes, l’environnement contient désormais des dispositifs qui non seulement transmettent et stockent, mais aussi produisent et transforment l’information. Il y a donc une interpénétration, une intégration même, des flux humains et des flux mécaniques de l’information. Pour comprendre cette socialité là, il faudra d’une part connaître les micro-mécanismes de production, de transformation et de transmission de l’information, et d’autre part analyser les effets cumulés de ces mécanismes à l’échelle des populations. Bref il faudra faire le genre de science sociale que je préconisais.

De tout temps, les changements technologiques sont allé de pair avec un renouvellement de la pensée sociale, mais c’est sans doute la première fois que ce changement et ce renouvellement auront à ce point des bases communes. Ce n’est pas un accident. Les technologie de l’information sont, pour une très grande part, directement des technologies sociales : elles agissent directement – plutôt que par un effet secondaire – sur les rapports des humains entre eux.

Cela dit, les opportunités et les problèmes de l’Interet ne sont pas, et de loin, les plus pressants aujourd’hui. Je ne propose pas d’oublier le monde tel qu’il est pour s’abandonner aux joies de l’utopie. Ce qui incite en premier à agir, c’est le sentiment d’indignation et de révolte, alors que l’utopie est du côté de l’espoir. Mais l’action elle même se nourrit d’espoir. Mieux vaut alors espérer intelligemment, et développer pour cela un utopisme raisonné.


[1] Manuel Castells, La Société en réseaux (Premier volume de l’Age de l’information), Fayard, 1998.

[2] Editions de Minuit, 1989.

[3] voir http://www.linux.org/.