Dan Sperber (2000) La communication et le sens. In Y. Michaud (ed.), Qu’est-ce que l’humain? Université de tous les savoirs, volume 2. (Odile Jacob), 119-128.

“…La facilité avec laquelle nous communiquons peut nous dissimuler le problème d’explication que pose cette facilité même…”

Dan Sperber
La communication et le sens

La communication ? Il n’y a rien de plus banal. Nous sommes des animaux communicants dans toute notre vie éveillée, et en partie dans nos rêves. Nous communiquons par la parole, mais également par gestes, expressions, écrits, façons de faire, façons de s’habiller, etc. La communication existe, bien sûr, dans un grand nombre d’espèces animales, mais aucune n’y accorde autant de temps, d’attention, ni ne possède en la matière des compétences semblables aux nôtres. Aucune espèce ne communique, et de très loin, une telle richesse et complexité de contenus. La communication, nous la pratiquons sans y penser – mais souvent aussi en y pensant – et avec un taux de succès extraordinaire (pensons à tout ce que nous parvenons à communiquer), avec évidemment des échecs et des limites. Ces moments d’échec sont les seuls où nous commençons à réfléchir aux difficultés de la communication. Le reste du temps, nous nous appuyons sur elle comme sur la chose la plus disponible et la plus évidente.

Comment la communication, en général, est-elle possible ? Cette activité si banale, que nous pratiquons si facilement, est en même temps pour le théoricien, pour le psychologue ou pour le linguiste, quelque chose de difficile à analyser. La facilité avec laquelle nous communiquons peut nous dissimuler le problème d’explication que pose cette facilité même. Ce problème, quel est-il ? Lorsque je communique, j’ai en tête une certaine idée, et, si je réussis à communiquer, mes auditeurs auront en tête eux aussi en fin de processus, sinon exactement la même idée, en tout cas une idée assez semblable, une copie approximative, une version de l’idée que j’ai voulu communiquer. Or, les idées sont des choses qui naissent, vivent et meurent à l’intérieur des boîtes crâniennes et qui n’en sortent jamais. Ce sont des états mentaux réalisés dans des cerveaux et non des objets ou des propriétés de l’environnement commun aux êtres humains. Comment puis-je transmettre, partager avec vous quelque chose qui est dans mon cerveau et ne peut pas en sortir ?

Il y a une théorie, au fond très simple, qui semble expliquer la possibilité même de la communication. Cette théorie, ou ce modèle – on peut l’appeler le modèle du code -, c’est l’idée suivante : ce qui permet de partager ces idées, qui par ailleurs restent à l’intérieur de nos boîtes crâniennes, c’est la possession d’un code commun. Qu’est-ce qu’un code ? C’est un système qui permet d’associer à un sens (donc à quelque chose de mental), une expression (c’est-à-dire quelque chose d’externe); ou, comme on dit aussi, d’associer à un “message” interne, un “signal” externe comme par exemple, les sons que j’émets en vous parlant. Si l’on possède un système – par exemple une liste de couples message-signal dans le cas d’un code simple, ou une grammaire dans le cas d’un code plus compliqué – qui permet d’associer à tout sens que l’on voudrait communiquer une expression, et inversement à toute expression un sens, alors un communicateur voulant communiquer un certain sens, peut choisir l’expression qui correspond à ce sens, et l’émettre dans l’environnement commun qu’il partage avec son destinataire ; le destinataire, disposant du même code, peut reconnaître l’expression, retrouver dans sa grammaire ou sa liste mentale le sens qui y correspond, et ainsi le sens, l’idée, sera transmise du communicateur à son destinataire.

Le modèle du code se résume donc en trois thèses :

1.

Un code permet d’associer à tout sens une expression, et à toute expression un sens.

2.

Les langues humaines sont des codes.

3

Le locuteur encode au moyen d’une expression le sens qu’il veut communiquer. L’auditeur décode l’expression et identifier ainsi le sens voulu.

Ce modèle explique comment la communication peut se produire, et qui plus est, comment elle se produit en effet dans pratiquement tous les cas de communication entre animaux non humains.

Le modèle du code explique-t-il aussi bien la communication humaine ? C’est ce qui aura été tenu pour une évidence d’Aristote à la sémiotique contemporaine. Après tout, les êtres humains disposent des codes les plus riches qui existent : les langues humaines.

Les langues humaines sont des codes, je ne le conteste pas. Il ne suffit pas cependant qu’il y ait code pour que le modèle du code s’applique. Appliqué au cas des humains, le modèle du code dit non seulement que langues humaines sont des codes, mais aussi et surtout que ce sont des codes qui permettent d’encoder précisément tous les sens que nous pourrions vouloir communiquer. Selon le modèle, le locuteur est censé encoder au moyen d’une phrase le sens qu’il veut communiquer et l’auditeur est censé décoder cette phrase et découvrir ainsi ce qu’a voulu dire le locuteur.

Qu’est-ce qui ne va pas avec le modèle du code ? La communication humaine n’est-elle pas fort bien expliquée par cette idée peut-être banale, mais qui ne manque pas d’élégance dans sa simplicité même? Où donc est le problème?

Le problème tient à ceci: les phrases d’une langue humaine sont riches de sens linguistique et pourtant elles ne donnent jamais qu’une indication toujours ambiguë et toujours incomplète du sens voulu par le locuteur. Comme nous disons dans notre jargon, le sens linguistique sous-détermine le vouloir-dire du locuteur.

Pierre demande à Marie : ” Veux-tu dîner avec moi ? “. Elle répond : ” J’ai déjà mangé “. Des dialogues comme celui-ci, nous en avons tout le temps les uns avec les autres. Quel est le sens linguistique de la réponse de Marie : ” J’ai déjà mangé ” ? ” J’ai déjà mangé ” signifie que le locuteur, Marie en l’occurrence, a mangé à un moment antérieur à l’énoncé. Ce qui est certainement vrai, sinon elle ne serait pas là pour le dire. Et, linguistiquement, cette phrase ne veut rien dire de plus. Ce que signifie cette phrase est vrai si, une fois dans sa vie, le locuteur a mangé, ne serait-ce qu’une cacahuète. Ce sens linguistique n’est pas – loin de là – identique à ce que veut dire Marie en énonçant cette phrase. Marie veut dire, évidemment, qu’elle a dîné, et en outre, elle veut dire que, parce qu’elle a déjà dîné, elle ne veut pas dîner avec Pierre. Ce qu’elle dit, ce n’est pas simplement qu’il lui est déjà arrivé de manger mais qu’elle a dîné le soir même, et en le disant explicitement, elle communique implicitement un refus de l’invitation à dîner que lui fait Pierre. Le sens voulu est nettement plus riche, aussi bien au niveau de ce qui est dit que de ce qui est impliqué, que ce qui est linguistiquement encodé.

Le sens linguistique est différent, et même souvent très différent, du sens voulu par le locuteur. Donc, même si la langue est un code qui associe à des sons des sens linguistiques, le modèle du code ne suffit pas à expliquer comment nous communiquons au moyen du langage.

Le décodage du sens linguistique n’est qu’un aspect de la compréhension. Il se produit toujours quelque chose de plus. Intervient aussi un processus d’inférence. L’auditeur ne se contente pas de décoder le sens linguistique de l’énoncé, il infère le sens voulu par le locuteur. Il l’infère à partir de deux types d’éléments qui sont, d’une part ce sens linguistique et d’autre part le contexte.

Que veut dire ” inférence ” ? C’est un mot qu’on emploie surtout en psychologie dont le sens et voisin de celui de ” raisonnement “. Pourquoi alors ne pas dire simplement ” raisonnement “? Parce que quand on pense au raisonnement, on pense à un acte réfléchi, conscient, alors que la psychologie cognitive a montré que des processus mentaux semblables à un raisonnement, mais qui se produisent de façon spontanée, automatique et largement inconsciente, opèrent à tous les niveaux que ce soit dans la perception, dans la planification du mouvement, ou dans la compréhension d’autrui et, en particulier, dans la compréhension verbale. Une inférence est un processus qui part de prémisses à aboutit à une conclusion, qui en ce sens fonctionne comme un raisonnement, mais qui peut opérer de façon automatique et inconsciente. Lorsque Marie répond à Pierre ” J’ai déjà mangé “, le sens strictement linguistique de cet énoncé, à savoir qu’il lui est déjà arrivé de manger dans sa vie, ne nous vient même pas à l’esprit. Spontanément, inconsciemment, nous inférons le sens qui est approprié dans le contexte, à savoir que Marie a déjà dîné le soir même. C’est une inférence car ce n’est pas cela que Marie a dit. C’est un sens que nous inférons de ce que Marie a dit et du contexte.

Comment s’effectue ce processus d’inférence ? Ici, je dirai seulement que, dans le processus de la compréhension inférentielle – dans ce processus qui consiste à aller du sens linguistique au sens voulu, en tenant compte du contexte -, l’auditeur est guidé par des considérations de pertinence. C’est là une idée que Deirdre Wilson et moi avons développé dans notre livre La Pertinence, Communication et Cognition (Minuit 1989) et dont le détail intéresse ceux qui étudient la compréhension des énoncés en contexte, étude qui est devenue l’objet d’une discipline : la pragmatique.

Pour comprendre Marie, Pierre utilise comme prémisse, dans ce processus d’inférence automatique et inconscient, d’une part le sens linguistique de ” J’ai déjà mangé “, et d’autre part le contexte. Le contexte comporte plusieurs aspects, en particulier, le fait que l’énoncé de Marie est produit en réponse à la proposition que Pierre a faite à Marie de dîner avec lui. Le contexte ne se réduit pas simplement au contexte immédiat, il y comporte aussi des connaissances d’arrière-plan, des connaissances générales, des connaissances culturelles. Ainsi, dans notre culture, on ne refuse pas une invitation amicale sans donner de raison. Pierre est en droit de s’attendre à ce que, si Marie refuse, elle s’en explique. Enfin, et cela est une connaissance contextuelle encore plus générale : quelqu’un qui a dîné le soir même n’a guère envie de dîner à nouveau. Donc, tenant pour acquis que l’énoncé de Marie est pertinent dans le contexte où elle le prononce, Pierre enrichit le sens linguistique, le précise, le complète et comprend ” J’ai déjà mangé ” comme voulant dire non seulement que Marie a déjà mangé, mais aussi et plus précisément qu’elle a dîné le soir même, sans quoi ce qu’elle dit ne serait pas pertinent. Il comprend qu’en disant avoir déjà dîné le soir même, elle indique implicitement qu’elle ne veut pas dîner avec lui. Enfin, il comprend qu’elle donne comme raison du fait qu’elle ne veut pas dîner avec lui le fait qu’elle a déjà dîné le soir même. Ainsi compris l’énoncé de Marie répond à la question de Pierre, et devient pertinent dans le contexte. Dans ce genre de dialogue – que j’ai choisi à dessein pour sa banalité même – l’auditeur comprend d’emblée un sens voulu qui est nettement plus riche et plus complexe que le sens linguistiquement encodé par l’énoncé. En même temps qu’un processus de décodage, s’accomplit un processus inférentiel, et tout ceci à la vitesse de la parole.

Faut-il, dans ces conditions, abandonner le modèle du code, ou bien se contenter de le réviser? Dans la mesure où ce modèle remonte à la Grèce Ancienne et fait partie de nos habitudes mentales, la tentation est de le réviser plutôt que de l’abandonner. Cela relève d’un conservatisme théorique assez normal.

Comment donc pourrait-on réviser le modèle du code? En gardant les deux premières thèses du modèle et en modifiant la troisième. On dira désormais (les changements sont en italique):

1.

Un code permet d’associer à tout sens une expression, et à toute expression un sens.

2.

Les langues humaines sont des codes.

3 bis.

Le locuteur peut encoder au moyen d’une expression le sens qu’il veut communiquer. L’auditeur peut décoder l’expression et identifier ainsi le sens voulu. Cependant, le locuteur peut aussi n’encoder que partiellement le sens voulu et laisser à l’auditeur la tâche de d’en découvrir les aspects non-encodés par inférence, à partir de la signification linguistique et du contexte.

Nous nous comprenons assez bien les uns les autres et nous sommes assez intelligents pour pouvoir utiliser des raccourcis. Selon le modèle du code révisé, le rôle des processus inférentiels dans la communication consiste à fournir de tels raccourcis au processus de décodage. Il y a des situations où ce n’est pas la peine de tout dire pour être compris. Marie n’a pas besoin de dire : ” J’ai déjà dîné ce soir et par conséquent je ne veux pas dîner avec toi “. Il suffit qu’elle dise : ” J’ai déjà mangé “, et Pierre comprend tout ce qu’elle veut dire. L’inférence remplit en quelque sorte une fonction d’économiseur d’effort.

Cette stratégie conservatrice de révision du modèle du code laisse planer un doute. Pour faire fonctionner le modèle du code révisé, on va être obligé de le compléter par une description des processus inférentiels qui permettent d’aller du sens linguistique et du contexte au sens voulu. Car il ne suffit évidemment pas de dire : nous sommes si intelligents que nous comprenons à demi-mot! Il faudra bien décrire les processus qui permettent la compréhension complète d’un message qui n’est que partiellement encodé. Sans ce composant inférentiel développé, le modèle du code révisé ne fonctionne pas. Or il se peut qu’en découvrant et décrivant les mécanismes inférentiels de la compréhension, on mette en évidence des processus qui permettent d’expliquer la communication de façon relativement indépendante du codage.

En fait, nous sommes un certain nombre de chercheurs à penser qu’il faut inverser le rapport entre décodage et inférence. Nous préconisons un autre modèle qu’on pourrait appeler le modèle inférentiel de la communication, par opposition au modèle du code. Selon le modèle inférentiel, le communicateur produit un indice du sens voulu. Cet indice peut être linguistique ou non, codé ou non. Après tout, on ne communique pas seulement avec des paroles, on communique avec des mimiques, on communique en pointant du doigt, on communique avec gestes conventionnels ou improvisés. On peut communiquer par des comportements stéréotypés, mais aussi par des comportements nouveaux qui ne relèvent d’aucun code préexistant et qui néanmoins donnent un indice de ce que l’on veut transmettre à autrui (j’en donnerai des exemples dans quelques instants).

Parmi les indices qui servent à communiquer, il y a évidemment les indices linguistiques. Un énoncé est un indice – un indice particulièrement compact, riche et précis – mais seulement un indice du sens voulu par le locuteur. Ce n’est pas un encodage du vouloir-dire. Le destinataire, infère le sens voulu à partir de l’indice fourni et du contexte, que l’indice soit codé ou non, linguistique ou non. Si le communicateur laisse une bonne part de travail inférentiel au destinataire ce n’est pas qu’il s’est abstenu (pas paresse ?) de tout encoder. Paradoxalement, les codes humains qui sont incomparablement plus riches que ceux des autres animaux, n’en ont pas ni la complétude (par rapport aux messages possibles), ni l’univocité. Les codes humains sont toujours ambigus et incomplets et ne permettent jamais d’encoder pleinement ce que l’on veut dire. Telle, du moins, est l’hypothèse du modèle inférentiel de la communication humaine, qui se résume en trois thèses :

1.

Le communicateur produit un indice du sens voulu.

2.

Le destinataire, dans tous les cas, infère ce sens voulu à partir de l’indice fourni et du contexte.

3.

Un énoncé linguistique est un indice complexe du sens voulu par locuteur. Ce n’est pas un encodage de ce sens voulu

Comment le destinataire d’un acte de communication parvient-il à reconstituer le vouloir-dire d’un communicateur à partir des indices que lui fournit celui-ci et du contexte ? Quelle aptitude psychologique est-elle mise en œuvre? L’hypothèse que je voudrais vous soumettre est que la compréhension inférentielle est rendue possible par une capacité psychologique éminemment caractéristique des êtres humains, une capacité de se représenter mentalement les représentations mentales d’autrui, une capacité que l’on peut appeler méta-représentationnelle (une ” méta-représentation ” est la représentation d’une représentation).

Les humains sont en effet des psychologues spontanés, toujours peu ou prou attentifs aux états mentaux d’autrui. En cela ils diffèrent de toutes les autres espèces animales. Il est possible que nos plus proches cousins – les grands singes – aient un minimum de capacité méta-représentationnelle, c’est-à-dire de capacité de reconnaître dans d’autres membres de leur propre espèce des états mentaux tels que des intentions ou des croyances. Mais, même si une telle capacité existe chez les grands singes – ce qui est encore controversé – elle est radicalement rudimentaire par rapport à celle des humains. Pour nous, êtres humains, rien de plus automatique, de plus spontané, et de plus constant que le fait de nous voir les uns les autres comme mus par des désirs, des craintes, des hypothèses, des convictions, des états mentaux en tout genre.

Cette aptitude à nous représenter les représentations mentales, quelle est sa fonction? En l’absence d’une capacité méta-représentationnelle, les autres espèces animales voient le comportement d’autres animaux non point comme des actions guidées par des états mentaux, mais comme des mouvements d’un corps. La capacité méta-représentationnelle permet de comprendre que de tels mouvements sont régis par des intentions et guidés par un savoir, et ainsi de bien mieux comprendre et prédire le comportement d’autrui. Ce pouvoir prédictif enrichit les possibilités de coopérer avec autrui, ou de s’en protéger, ou encore de l’exploiter. La capacité méta-représentationnelle a pour fonction première de permettre une plus grande richesse des interactions entre membres de l’espèce. Cependant, et c’est ce que je vais essayer de montrer, la capacité méta-représentationnelle, même si ce n’est pas là sa fonction première, rend possible la communication inférentielle, et ce même en l’absence de tout langage.

Reportons-nous 500 000 ans en arrière et imaginons qu’à cette époque nos ancêtres, des homo pas encore sapiens, possédaient déjà une capacité métareprésentationnelle, mais pas encore de langage. Observons deux d’entre eux en particulier, que nous appellerons Marie et Pierre. Marie est en train de cueillir une baie sur un buisson. Elle la mord. Le goût est amer. Elle la recrache. Elle infère du goût amer que ces baies de ce buisson sont immangeables. Il se trouve que Pierre observe Marie et, comme il possède une capacité méta-représentationnelle, il s’explique le comportement de Marie en lui attribuant des états mentaux. Il infère de son comportement qu’elle pense que ces baies sont immangeables, et il en conclut lui aussi qu’elles le sont. En observant et surtout en comprenant le comportement de Marie, Pierre aboutit à la même pensée que celle à laquelle Marie avait aboutit en goûtant les baies. Ce n’est pas encore de la communication – après tout, Marie ne savait peut-être même pas que Pierre était là à l’observer -, mais c’est déjà, en un sens, une transmission de pensée rendue possible par les capacités méta-représentationnelles de Pierre.

Imaginons maintenant une version un peu différente de l’histoire. Dans cette nouvelle version, Marie sait que Pierre l’observe, et non seulement elle le sait mais le souhaite, et elle le souhaite précisément parce qu’elle veut agir sur les états mentaux de Pierre. Elle veut lui faire penser que ces baies sont immangeables. En quelque sorte, cette fois-ci elle veut l’informer (elle a ce que nous appellerons une intention informative) que ces baies sont immangeables. Comment accomplit-elle cette intention informative ? En agissant d’une façon qui donne à penser à Pierre qu’elle pense que ces baies sont immangeables.

On n’a toujours pas affaire à de la communication à proprement parler, mais on a affaire à une transmission intentionnelle de pensée.

Qu’est-ce qui pourrait amener Marie à vouloir agir ainsi sur les pensées de Pierre? Tout dépend de savoir si elle lui veut du bien ou du mal. Si elle est bienveillante, elle peut vouloir informer Pierre, et lui épargner d’avoir à goûter ces baies peut-être empoisonnées. Si elle est malveillante, Marie peut vouloir garder pour elle seule ces baies qui, en fait, sont délicieuses. Sachant que Pierre la regarde, elle fait semblant de les recracher avec dégoût, escomptant qu’il passera son chemin. Tandis que nos sens, l’ouïe, la vue, le toucher, l’odorat, ne sont pas particulièrement disposés à nous tromper et ne nous trompent que par leur imperfection et jamais à dessein, la transmission intentionnelle de pensée, et, bien sûr, sa forme principale, la communication, sert aussi bien à tromper qu’à informer autrui.

Compliquons encore un peu notre histoire.

En fait Pierre s’est rendu compte que Marie voulait être observée par lui, il a reconnu son intention informative. Comment a-t-il pu la reconnaître? Peut-être s’est rendu compte qu’elle s’assurait du coin de l’œil qu’il la regardait bien. Il comprend qu’elle veut agir, non seulement sur les baies, mais encore et peut-être surtout sur ses états mentaux à lui. Quel effet cela va-t-il avoir sur Pierre de se rendre compte que c’est pour son édification que Marie cueille et mord la baie? S’il pense que Marie est malveillante à son égard, il comprendra qu’elle veut qu’il croie que les baies sont immangeables, mais il ne le croira pas. Si Pierre pense qu’elle est bienveillante envers lui, le fait qu’elle veuille le convaincre que ces baies sont immangeables contribuera à le convaincre qu’elles le sont en effet.

Compliquons encore.

Imaginons que Marie veut non seulement informer Pierre que les baies sont immangeables, mais veut aussi l’informer du fait qu’elle veut l’en informer. Elle veut non seulement être observée par Pierre, mais aussi que Pierre se rende compte du fait qu’elle veut qu’il l’observe. Une façon simple de s’assurer qu’il en va bien ainsi, c’est de procéder à un échange de regards. Marie a cette fois-ci non seulement l’intention de premier ordre d’informer Pierre de l’immangeabilité des baies, mais aussi l’intention de second ordre de l’informer de cette intention de premier ordre. (En fait le contenu de cette intention de deuxième ordre est une méta-représentation de quatrième ordre, mais je vous épargne le détail.) A ce niveau d’interaction et à ce niveau-là seulement quelque chose de complètement nouveau apparaît, quelque chose qui constitue la communication humaine proprement dite.

Dès lors que Marie a fait ouvertement comprendre à Pierre qu’elle veut l’informer de quelque chose, il ne lui est plus nécessaire d’accomplir une action qui témoignerait de son état mental même sans intention communicative. Puisqu’elle a manifesté cette fois-ci une intention d’agir ouvertement sur les états mentaux de Pierre, Marie peut lui donner un indice direct non pas du fait que les baies sont immangeables, mais de son intention informative de lui faire comprendre qu’elles le sont. Donc au lieu de prendre véritablement la baie, de la mettre dans sa bouche, de la mordre, d’en éprouver le goût amer et de la recracher, Marie peut se contenter par exemple de mimer cette action. Ou, à supposer que ces lointains ancêtres disposaient déjà de quelques signes vocaux dont l’exclamation ” beuark ! “, elle pourrait montrer les baies et dire : ” beuark ! “. L’exclamation ” beuark ! ” qui peut servir à communiquer des tas de choses différentes dans des contextes différents, sera interprétée par Pierre, dans ce contexte particulier, comme un indice du vouloir-dire de Marie, du fait qu’elle veut lui faire comprendre que ces baies sont mauvaises.

La communication humaine est caractérisée par deux niveaux d’intention, une intention informative et une intention communicative qui n’est rien d’autre qu’une intention informative de niveau supérieur, l’intention d’informer le destinataire de l’intention informative que le communicateur a à son égard. En rendant manifeste le fait qu’il est mû par une intention informative, le communicateur acquiert la possibilité de transmettre une information à autrui par des moyens symboliques. Ces moyens peuvent être de l’ordre du langage, mais aussi de l’ordre du mime ou du comportement improvisé, dès le moment où ce comportement donne véritablement un indice du vouloir-dire du locuteur.

Il existe un rapport essentiel entre intention informative, intention communicative et sens voulu. Le sens voulu n’est autre que le contenu d’une intention informative qui elle-même fait l’objet d’une intention communicative. Dans la série des scénarios envisagés (hormis le premier, où Marie ne se soucie pas de savoir si Pierre l’observe), Marie a l’intention informative de faire savoir à Pierre que les baies sont immangeables. Dans l’ultime scénario, où elle a aussi une intention communicative (et où elle peut désormais se contenter de mimer l’action de recracher ou dire ” beaurk ! “), le contenu de l’intention informative peut être décrit comme ce que Marie veut dire, comme le sens voulu de son acte de communication.

Ce qui constitue donc le contenu d’une intention informative comme un sens, c’est précisément que cette intention informative fait elle-même l’objet d’une intention informative de niveau supérieur, d’une intention communicative. C’est lorsque quelqu’un a voulu informer quelqu’un d’autre de quelque chose, et a voulu pour ce faire l’informer de cette intention qu’est apparue une nouvelle propriété dans le monde : la signification.

Imaginons que nos ancêtres, Pierre et Marie et tous leurs congénères, aient eu des capacités méta-représentationnelles suffisantes pour former des intentions communicatives. Pour cela ils n’avaient pas besoin de langage. Tout indice qu’ils pouvaient donner de leur intention- et pas seulement linguistique – pouvait faire l’affaire. Mais évidemment, pour ces êtres capables de concevoir et de reconnaître des intentions communicatives, un langage comme le langage humain est extrêmement avantageux. Il constitue une source, un répertoire infini d’indices d’une richesse extraordinaire. Le langage permet de donner des indices précis et détaillés de sens voulus indéfiniment variés et complexes.

La communication humaine est un effet secondaire de la capacité d’attribuer des états mentaux à autrui. Le trait qui, plus que tout autre, distingue les êtres humains des autres espèces animales auxquelles ils sont apparentés, ce n’est pas comme on le pense souvent le langage – encore qu’évidemment le langage joue un rôle fondamental -, c’est cette capacité méta-représentationnelle. Cette capacité rend possible une forme de communication inférentielle qui n’est présente chez aucune autre espèce animale. A partir du moment où la communication inférentielle se développe, les conditions sont réalisées pour qu’évoluent à l’intérieur de l’espèce, à la fois les capacités biologiques nécessaires pour l’acquisition du langage, et les langues elles-mêmes. Les langues humaines sont des codes d’une richesse sans pareille, mais en même temps elles sont pleines d’ambiguïtés, de flou, d’allusions. Elles ne sont pas de bons instruments pour la communication codée. En revanche, elles fournissent une richesse d’indices extraordinaire à la communication inférentielle. Les langues humaines, donc, ne trouvent leur fonction que chez une espèce capable de communiquer inférentiellement.

La communication fondée sur la capacité de reconnaître en autrui un être mû par des états mentaux sera restée relativement rudimentaire jusqu’à ce qu’apparaissent et se développent les langues humaines. La communication inférentielle est possible sans langage, mais grâce au langage, son pouvoir expressif est prodigieusement démultiplié. Le rôle du langage dans la communication du sens voulu par le locuteur de fournir un ensemble d’indices indéfiniment variés et complexes de ce sens. Je le répète, le rôle du langage n’est ni moins, ni plus que cela.